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2024.03 Chloé Moglia, O

Par Wilson Le Personnic

Publié le 25 mars 2024

Entretien avec Chloé Moglia
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Janvier 2024

Chloé, tu explores les disciplines aériennes depuis plus de vingt ans. Comment cette pratique et ta recherche ont-elles évolué jusqu’à aujourd’hui ?

Je suis arrivée dans les disciplines aériennes par une somme de hasards activés par un besoin de bouger et de me confirmer que j’étais en vie. Faire des vrilles sur un trapèze n’était pas mon rêve et ça n’a jamais été ma tasse de thé. Cette désaffection pour la discipline a été dynamisante : il était nécessaire que ça évolue. Pour commencer, j’ai aboli le ballant, ce mouvement par lequel le trapèze, comme une balançoire, nous envoie d’un côté et de l’autre pour y exécuter des figures. J’y voyais déjà plus clair. J’ai aussi retiré ces figures, puis la volonté même de faire des figures. Il ne restait plus grand-chose, juste tenir bon. Enfin, c’était nécessaire pour tenir plus longtemps, j’en suis venue à lâcher un bras, et reprendre, tenir, lâcher, reprendre. Ne rien faire d’autre. Regarder. Écouter. Sentir. Être suspendue. Personne à ma connaissance ne s’était intéressé à ça : prendre la barre, être en suspens, lâcher un bras, reprendre la barre. Il y avait tout à faire. Je m’y suis attelée et j’y suis encore, vingt cinq ans après. J’essaie d’en faire à la fois l’épreuve et l’exégèse. Je passe par des phases d’épure et par des phases plus baroques. Radicalité de la soustraction, puis ouverture à d’autres imaginaires, et à nouveau radicalité du retrait. Une manière de respirer.

Pourrais-tu partager les grandes réflexions qui circulent à l’intérieur de ta recherche artistique ?

Pas tant des réflexions, plutôt des attentions. Des attentions à la verticale, à la gravité, au lourd et au léger, au souffle, à la ténacité qui varie selon ce qu’on se raconte quand on est suspendues, à l’acuité, aux questions sans réponses et aux manières qu’ont les corps d’y faire face, à la peur du vide, aux différents vides qui parfois n’en sont pas. L’attention précise qui oblige à changer de focale pour s’adapter aux flux soutenus qu’on constate à l’échelle de l’infime. De l’extérieur, on a tendance à y voir un ralentissement quand c’est une attention précise qui tente de ne rien rater du déroulé ultra-rapide de toutes les perceptions. L’attention aux lignes, à la matière, au poids, aux corps, et aux imaginaires, aux rêves. L’attention au visible et à l’invisible. L’attention aux changements de direction, ces métamorphoses qui s’opèrent quand le mouvement se suspend pour se transformer. L’attention aux mots pour le dire, aux corps pour le taire. L’attention au silence, au mystère. Pour déployer ces attentions, il faut une certaine retenue. Lorsque je me retiens de chuter ou que je me retiens de faire quelque chose, j’active une même ténacité.  Dans s’abstenir aussi, il y tenir. Ça va avec le fait d’agir avec tact, c’est-à-dire avec le sens tactile, avec ce « contact ». De la retenue, du tact, pour accueillir ce qui se présente et qu’on n’imaginait même pas. La suspension est une pratique de la question et plus précisément, c’est une manière d’habiter l’espace d’avant la réponse. Entre la question et la réponse, le suspens s’ouvre là où ça cherche, quand on ne sait pas quelle forme ça va prendre, que tout est possible, que rien n’est établi, toutes directions ouvertes parce qu’aucune n’est prise. C’est un moment précis et c’est aussi une bulle sans contours. C’est « quelque nulle part » entre le léger et le grave, entre le trivial et le tragique.

Ta pratique de la suspension s’est développée en lien avec les arts martiaux, le trapèze, la lecture, etc. Comment ces différentes entrées ont-elles nourri ta pratique, ta manière d’envisager ta pratique, ton rapport à ta discipline ?

Les Pratiques de l’Attention, que j’ai découvertes il y a vingt ans avec Laurence Cortadellas et Jean-Michel Chomet (Zhi Rou Jia) ont été déterminantes. Il s’agit d’un ensemble de techniques reliées à des pratiques traditionnelles orientales et occidentales, qui visent à conjuguer détente et lucidité, calme et ouverture. On travaille par le corps, le souffle et l’esprit. C’est là que j’ai découvert que je pouvais m’entraîner à être attentive. Y accorder du temps et de l’importance a opéré un décentrement vers ce qui a lieu autour, ailleurs, une écoute. Les pièces sont pour moi des prétextes pour regarder un « ici et maintenant » élargi, qui m’échappe, que je n’ai pas créé et que je ne contrôle pas. J’y amène quelques ingrédients et je travaille surtout à accueillir ce que je n’ai pas prévu, histoire d’être surpris·es ensemble. Les arts martiaux m’ont intéressée en ce qu’ils entraînent à préserver la possibilité de bouger et de garder l’esprit clair quand la situation devient critique (effort intense, douleur, risque…). J’y ai trouvé des outils, une grande créativité et beaucoup d’enthousiasme. Il y est aussi question d’attention, dans tous les sens du terme. Attention comme faire attention et être attentive. La lecture est aussi un entraînement important, c’est une autre voie pour aller débusquer des fixités, et y ré-insuffler du mouvement et de l’étonnement. À la lecture de certains livres, le sol se dérobe sous mes pieds. Pendant un temps, je ne sais plus à quoi me tenir. C’est encore un espace où le suspens s’impose pour que des reconfigurations s’opèrent.

Tu cites volontiers les auteur·ices Baptiste Morizot, Camille Froidevaux-Metterie, Philippe Descola, Léonora Miano, Eduardo Kohn, Vinciane Despret, Donna Haraway, Tim Ingold, Marielle Macé, Françoise Vergès, Lynn Margulis, Anna Tsing, Emanuele Coccia, etc. Comment ces différentes pensées activent-elles ta recherche ?

Theoria, en grec, c’est l’action de voir, de contempler. Il y est encore question d’attention, voire de « spectacle », moins au sens de Guy Debord qu’au sens de porter une attention soutenue à quelque espace, temps ou évènement. Je m’intéresse aux études théoriques qui regardent le monde, et qui le regardent de façon suffisamment soutenue pour qu’apparaisse ce qui, à première vue, nous échappe. Il s’agit d’enthousiasmes. Ça ouvre, éclaire, et met en mouvement mes zones et idées fixes et endormies. Mais je ne voudrais pas passer sous silence la littérature et la poésie, auxquelles se tissent d’autres philosophies, pratiques et incarnées, et j’aime aussi citer Olivia Rosenthal, Sony Labou Tansi, Marc Alain Ouaknin, Dénètem Touam Bona, Aurélie Olivier… et bien d’autres. Ces lectures participent de l’acuité : écouter, voir, sentir, humer, percevoir… Une fine écoute à tâtons, avec tact et retenue. Et je veux noter que sentir c’est très proche d’imaginer. Il y a une proximité à la fois étrange et intense entre sentir et rêver.

Ton écriture du mouvement est toujours délicate, légère et explore la sensation au temps et à la lenteur. Pourtant les notions de spectaculaires, de peur et de danger sont intrinsèques aux pratiques aériennes… Quels rapports entretiens-tu avec le risque et le danger ? Comment envisages-tu cet espace qui te sépare du sol ?

Je ne souhaite pas le danger, en revanche j’apprécie l’inquiétude. J’essaie d’être assez calme pour supporter d’y voir un peu clair, et quand j’y vois un peu clair, je m’efforce de rester relativement calme. C’est peu dire que ce n’est pas facile. Là, l’entraînement est nécessaire. Cette inquiétude acceptée voire cultivée est une curiosité à cran, une envie d’embrasser le monde dans ce qu’il est, peu importe que ce soit agréable ou non. Cependant, je déteste avoir peur. Je déteste me sentir en danger pour rien. Si je me sens en danger, j’ai vraiment peur. C’est affreux. Et ça ne m’amuse pas du tout. Il est probable que l’entraînement en hauteur soit une manière de repousser la zone critique du danger. C’est un espace que j’aurai apprivoisé. Un de plus, c’est toujours ça de gagné, parmi tant d’autres qui continuent de me faire peur. Par ailleurs, là-haut, j’échappe aux relations sociales. Le face à face, la rencontre, ne sont pas sans danger. Cet isolement relatif est une autre sécurité. Autre avantage : j’ai les mains prises. Je ne peux donc pas répondre aux courriels ni au téléphone. C’est un espace sanctuarisé. Il y a de la place. Je peux ne rien y faire. Et la solidité des digues est conditionnée par la force des contraintes : il faut qu’il soit puissamment impossible de faire quoi que ce soit d’autre que d’écouter, regarder, sentir, pour que soit préservé cet espace pour écouter regarder sentir. Je le constate lorsque j’essaie de sanctuariser d’autres espaces, c’est parfois plus difficile, des digues lâchent. En suspension, ces digues sont solides. Le danger les a sécurisées. J’ai conscience que ça peut sembler paradoxal. Là-haut, on ne négocie pas, on bénéficie de cette force de l’implacable, de cette puissance du danger, qui permet de faire sanctuaire. Le danger sacralise. Et je pense au sacré ici dans ce qu’il porte de rupture avec le profane. C’est ça, la digue : cette rupture entre ces espaces, cette séparation entre là-haut, et le sol avec son flux quotidien. Entre les deux, et au-dessus, de l’invisible qu’il ne faut pas confondre avec un vide. C’est un champ de force. La puissance de la terre qui m’attire, les courbures de l’espace-temps qui me proposent un voyage que je retiens. Enfin, il y a des surprises, des brises et des rêves.

Ton travail est parfois associé au champ du cirque, parfois à celui de la danse… Comment envisages-tu ces désignations ambiguës ?

Drôles de contours, s’il en est, que ceux tracés par le mot cirque et par le mot danse. Il y a deux mots, deux cases et il faudrait savoir où on est. Et bien… je ne sais pas trop, et ce n’est pas important pour moi. Ça l’est davantage pour que le public s’y retrouve, pour que celleux qui souhaitent être perdus puissent l’être, et que celleux qui souhaitent des repères en trouvent. De mon côté, je travaille la suspension, l’attention, je puise dans les arts martiaux et les lectures. Je ne pense pas à l’aide des catégories cirque ou danse, même si je m’intéresse parfois à ce qu’elles désignent.

Avec O, tu explores une figure qui est récurrente dans ton travail : le cercle… Est-ce que tu peux retracer la genèse et l’histoire de cette création ?

C’est assez simple : je souhaitais imaginer un espace de suspension qui ne nécessite pas d’accroche afin de pouvoir présenter une pièce dans des espaces non dédiés. Et je n’aime pas les portiques. Imaginer un espace de suspension posé au sol qui n’est pas un portique amène rapidement à la figure du cercle ! C’est très concret, pratique, technique. Une fois le cercle dessiné, quand il apparaît en maquette, sa puissance évocatrice ne me laisse pas tranquille. Il devient un œil qui scrute, le dessin des contours de la terre, une bouche qui parle, un visage, un zéro… Tout s’invite et se déverse par cette béance. J’ai essayé de travailler avec.

Pourrais-tu partager les différentes réflexions à partir desquelles tu as engagé la recherche de O ?

J’ai beaucoup aimé lire Zéro, la biographie d’une idée dangereuse de Charles Seife. J’ai aussi beaucoup aimé lire L’invention de la Terre du géographe Franco Farinelli. L’un comme l’autre s’attachent à cette figure du cercle, sous la forme du zéro pour l’un, et sous la forme de l’horizon, de la ligne de contour de la Terre pour l’autre. Avec eux, et d’autres, je glisse dans la joie d’une pensée analogique : les analogies de formes invitent à des analogies de sens, à des combinaisons d’imaginaires et de pensées. Le cercle s’invite dans sa polysémie… Il y a une mise en mouvement, un jeu des formes et des sens. Dans l’Invention de la Terre, Franco Farinelli évoque les mythologies mésopotamiennes avec l’eau douce et l’eau salée qui se rejoignent et forment le monde. Dans L’Œil du crocodile de la philosophe éco-féministe Val Plumwood, le saurien rôde aussi dans ces eaux, ces O, saumâtres. La forme convoque des mondes. Le cercle est aussi le cadran d’une horloge, ça devient le temps cyclique. Et si à gauche du cercle par exemple, au lieu de voir neuf heure, on se met à voir l’Ouest, le cercle redevient la Terre, et c’est l’espace. L’espace, comme le temps, peut-il se dessiner en cercle ? Ce sont des enthousiasmes et des présences plus que des réflexions. Ce n’est pas sage. C’est senti plus que réfléchi. C’est joué. C’est cultivé avec attention, plus que recherché et écrit. Et puis tout se partage avec l’équipe, notamment avec la compositrice Marielle Chatain avec qui je collabore depuis de nombreuses années, qui va chercher les vibrations sonores et musicales de ces mondes. 

O est une forme d’exercice de philosophie performée. Comment as-tu imaginé cette articulation entre le corps et la pensée ?

La suspension est un peu un exercice de philosophie pratique. Comme tout, pour autant qu’on ait envie d’en profiter de cette manière. J’ai envie de joindre ici l’art et la philosophie, au risque d’en tordre un peu les contours admis. Ce serait peut-être comme l’art du thé, qui dans sa version traditionnelle est une philosophie, une philosophie pratique, incarnée, une philosophie du faire et de l’être-là, un amour de la sagesse à vivre plus qu’une «pensée sur quelque chose» depuis l’extériorité d’un savoir. Là, on n’est pas au-dessus, on est dedans. Même suspendu! Je pense aussi à l’art-philosophie du tissage qu’on retrouve dans de nombreuses traditions, qui n’a pas été valorisé car il est affaire de femmes, mais ça viendra peut-être ! C’est un art, une philosophie, une manière de lire le monde et les mondes, de les connaître, et d’y prendre part de manière ajustée. L’art et la philosophie, sous cet angle particulier qui ne doit pas évincer les autres manières de les entendre, pourraient être cette forme de sensibilité acérée qui étudie du dedans, qui sent et continue de questionner pour ajuster encore les actes, paroles et pensées. Une attention vive qui accueille les relations entre les sensations et les intuitions, ou les «visions» comme je le dirais d’une personne qui a des visions. Et dans ce mot, il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas mais qu’on voit quand même. Il faudrait le même mot pour l’ouïe. Les «auditions» ? Et pour le toucher, ça m’est impossible à dire… Sous cet angle, O est en effet une forme d’exercice de philosophie performée. Une forme en mouvement constant, qui est un jalon dans une démarche plus large, qui en est une actualisation. Avec O, j’ai essayé d’être assez sensible pour percevoir ces invitations, ces «visions». J’ai tenté d’être sensible à ces mondes, de les prendre au sérieux. Et aussi pour en rire ou sourire. Leur faire place. O comme Oser faire confiance à ces mondes et m’en remettre à eux. Plonger dedans, les écouter, leur permettre de résonner plus largement, et surtout jouer avec, c’est-à-dire les étudier, exactement comme un enfant qui joue.