Par François Maurisse & Wilson Le Personnic
Publié le 12 septembre 2018
Introduit au début des années 2000 par la communauté scientifique, l’Anthropocène est un concept qui désigne une nouvelle ère géologique débutant avec la révolution thermo-industrielle au XVIIème siècle. En polluant et contaminant les sols et l’atmosphère, l’être humain est ainsi devenu à son tour une force géologique, modifiant de façon irrémédiable les systèmes biologiques et climatiques de notre planète. Devenu un point de ralliement entre des scientifiques des sciences dures, des intellectuels issus sciences sociales et des militants écologistes, l’idée d’Anthropocène s’est peu à peu imposée comme une instance dominante globale et dévorante, fille du grand Capital.
Bouillon de culture
Si les scientifiques tentent déjà depuis plusieurs années de sensibiliser le public aux questions écologiques, les artistes ne sont pas en reste. Plasticiens et curateurs s’emparent du sujet et se font ainsi médiateurs de leur époque. En France, plusieurs expositions ont fait état de la situation dont par exemple Anthropocène Monument initié par l’anthropologue Bruno Latour aux Abattoirs à Toulouse en 2014 ou Crash test – La révolution moléculaire proposée cette année par le curateur Nicolas Bourriaud au centre d’art contemporain de Montpellier. Ces travaux viennent soulever le débat et constituer des sortes de canaux pour envisager les questions écologiques, à travers de nombreuses acceptions et déclinaisons. Les dialogues avec le sujet sont multiples dans les arts visuels, rares sont cependant les artistes du champ de la danse à s’y confronter. C’est donc dans un champ relativement libre, à défricher, que les portugais Rita Natálio et João dos Santos Martins s’aventurent, en signant le spectacle Anthroposcènes.
Issue du monde universitaire, Rita Natálio navigue aujourd’hui entre les disciplines et les pratiques, entre recherche et performance, théorie et plateau, dramaturgie et poésie. À partir de ses recherches de doctorat dans lesquelles elle étudie les relations entre la construction d’une visualité de l’Anthropocène et les processus de création artistique, Rita Natálio a proposé au chorégraphe João dos Santos Martins de développer un projet de conférence-performance : « Je voulais permettre un nouvel accès au langage théorique qui traverse l’Anthropocène, imaginer un langage plus sensoriel et rythmique, fondé sur la confiance dans les corps, sur l’aménagement d’un espace propice à la sensation et à la réflexion. »
Un écosystème sur le plateau
Anthroposcènes se définit comme une exposition – un conglomérat de réflexions, aussi plastiques, théoriques, que chorégraphiques – au sein de laquelle Rita Natálio et João dos Santos Martins assument le rôle des curateurs. « Il s’agissait de mettre en jeu les pratiques de chaque artiste qui a été invité à participer au projet, pour mettre en discussion, pour interroger ces pratiques » déclare João dos Santos Martins. La collaboration entre les deux artistes donne alors naissance à une performance hybride, une « conférence dansée ». À l’image du sujet, étendu, complexe et multiple, le plateau est un vaste terrain où cohabitent les concepts, les individus, les formes, les gestes. De part et d’autre de la scène, deux artisans locaux sont ainsi invités à travailler de manière autonome pendant toute la durée du spectacle : un tailleur de pierre (protégé dans une serre en plastique) et un jardinier en art topiaire témoignent chacun de leur savoir-faire, sculptent une nature à l’état brut.
Des formes abstraites de linoléum rose jonchent le plateau (la feuille de salle nous indique qu’elles ont été découpés suivant des cartes qui font état de la propagation de la radioactivité à la suite des accidents nucléaires de Hiroshima, Tchernobyl et Fukushima), de gros coussins transparents remplis d’hélium (on imagine là une citation aux Silver Clouds de Warhol réutilisés plus tard par Cunningham dans sa pièce Rainforest) contiennent chacun un petit résidu de spiruline (une algue vieille de plusieurs milliards d’années, qui a notamment participé à la création de la couche atmosphérique). Des flacons de verre contenant des cultures d’algues microscopiques, un petit chat Maneki-neko japonais, un grand écran LCD diffusant un zapping vidéo (des amputés portant des prothèses, des imprimantes 3D, des essais cliniques sur des animaux, des champignons nucléaires, des bras robotiques qui caressent des plantes, des archives de danses libres…) viennent compléter la scénographie. Cet environnement, qui a des airs de laboratoire chaotique est signé par le plasticien Pedro Neves Marques, qui explore, pour sa part, les interactions entre vie artificielle et vie organique.
Une poignée d’interprètes forme dans l’espace une fourmillière bouillonnante. Chacun suit une partition qui semble être autonome aux autres. Un musicien est entouré d’un groupe d’instruments issus de traditions et d’aires culturelles différentes. Ces instruments, acoustiques ou électroniques sont systématiquement joués à contre-emploi, à rebours de leurs utilisations premières. La danseuse Ana Rita Teodoro magnétise le regard par sa silhouette jaune qui semble invoquer diverses présences fantomatiques, en écho à sa propre pratique du butô. La performeuse Bhenji Ra scande aussi bien des citations du film Paris is Burning que des raps qui rappellent les harangues des MC lors des balls de voguing (elle est elle-même mère d’une jeune house de voguing en Australie). Soudain, au coeur du spectacle, une conférence plus conventionnelle prend place, durant laquelle un chercheur scientifique local propose une communication sur les poissons du Lac Léman, avant que la performeuse Jota Mombaca ne se déshabille et se présente nue sur la table accroupi dos aux spectateurs pour lire sa « déclaration du cul cannibal », violente charge contre l’homme blanc occidental.
Hybridation des pratiques
Si elle a avant tout souhaité laisser la possibilité aux corps de sentir et penser, Rita Natálio confesse avoir également eu envie de dépasser la simple définition du concept d’Anthropocène : « Je voulais mettre en évidence les enjeux politiques autour de l’Anthropocène, partir du conflit et pas d’un consensus. » Elle s’explique : “ Lorsqu’on détermine l’espèce humaine comme force géologique et climatique, on ignore un vaste problème ethnopolitique, on ignore la multiplicité et la diversité des alignements politiques des peuples et les différentes responsabilités face à la crise écologique actuelle. Autrement dit, derrière un discours sur l’espèce et sur la responsabilité universelle de l’humanité devant l’Anthropocène, on produit l’effacement du problème colonial et l’affirmation hégémonique des modèles occidentaux de nature et de l’humanité. » Charge politique donc, qui permet de penser des structures universelles à partir d’une question au départ réservée aux anthropologues et aux biologistes.
Le chorégraphe João dos Santos Martins élabore quant à lui depuis maintenant plusieurs années un travail autour de l’histoire de la danse. Ses différentes pièces ont pour point commun l’engagement parallèle de la danse et de sa propre théorie. Il témoigne de son désir de mêler ces deux pratiques : « J’ai le sentiment que la danse se protège depuis toujours derrière l’affectif, comme si la théorie pouvait entacher son caractère purement sensible. Il existe aujourd’hui des parcours universitaires de recherche, qui permettent aux artistes de questionner l’histoire chorégraphique, de re-penser la pratique et la pensée, et de réussir à les articuler. » Rita surenchérit : « La conférence, la discussion et le débat sont des manières d’aborder la pratique artistique. Bien sûr, dans le cas de la danse, c’est peut-être plus frappant, tant les clichés ont la peau dure : la danse est un lieu d’accès immédiat au corps, au non verbal et n’accueille pas naturellement le discours. »
Une écologie de la danse
En filigrane, les érudits de la danse reconnaîtront dans Anthropocènes les multiples citations et références à divers chorégraphes du vingtième siècle. Le corps dissocié de Merce Cunningham côtoie la danse libre d’Isadora Duncan (inspirée par la nature, entre autres) ou encore l’iconique Stabetanz (danse des bâtons) d’Oskar Schlemmer (qui a tenté de réinventer le corps en l’augmentant, le prolongeant) ré-activée à l’aide de baguettes recouvertes de scotchs irisés. La danseuse Ana Rita Teodoro, alterne quant à elle des séquences montrant des gestes hérités de la pratique du butô et l’Hexentanz, paragon expressionniste de Mary Wigman. « Pour ce catalogue de citations chorégraphiques, nous avons réuni des travaux qui touchent aux idéologies de corps en rapport avec la nature » déclare le chorégraphe. Il ne s’agit pas simplement d’une série de reenactments mais d’un catalogue raisonné venant nourrir une réflexion théorique. Cette relation entre danse et théorie, entre forme et discours est au coeur du projet, souligne sa collaboratrice : « Nous souhaitons questionner les rapports entre la production de discours chorégraphiques et la production de discours sociaux et politiques. Cette relation n’est ni causale ni étroite et je pense qu’à son tour elle dialogue avec mon besoin de produire une écriture ouverte aux contagions, entre poésie, philosophie et anthropologie. »
Anthropocènes excite l’imaginaire tant il propose d’opposer, d’hybrider, de dépouiller des concepts propres à l’histoire de l’art et à l’anthropologie contemporaine. La performance ouvre ainsi de multiples portes d’entrées vers les questions qui animent les débats sur la crise climatique actuelle, mais aussi les cosmologies Amérindiennes, l’ethnographie, le racisme structurel, l’histoire politique de la danse… Cette profusion peut rendre parfois le croisement des sujets et des questions indigeste. « Notre idée était de réunir différentes “anthropo-scènes », c’est-à-dire des situations et des paysages dans lesquels l’art peut construire plusieurs modèles de nature et d’humanité » déclarent le deux artistes. De multiples écosystèmes sont ainsi créés au sein d’un même plateau, mais ne se contentent pas d’attiser les questionnements. Il s’agit en effet de chercher des alternatives potentielles, d’expérimenter et d’éprouver des systèmes, dans une écosophie à la fois formelle et idéologique. À rebours des modèles occidentaux hégémoniques et excluant cette issue ne va pas dans le sens d’un consensus ou d’une pensée unique, mais bien vers un étoilement de divergences, une accumulation, une saturation des points de vue.
Vu au Far° Festival à Nyon. Conception et commissariat Rita Natálio et João dos Santos Martins. Avec Ana Rita Teodoro, Bhenji Ra, João dos Santos Martins et Rita Natálio. Arts visuels Pedro Neves Marques. Musique Winga Kan. Photo © José Carlos Duarte.
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