Par Guillaume Rouleau
Publié le 16 novembre 2016
Maria Ribot (Madrid, 1962). La Ribot (1991). Distinguished Hits (1991-2001). Centre National de la Danse (7-10/11/2016). En 1991, Maria Ribot – devenue La Ribot – interprète Socorro! Gloria!, amorce de ses pièces futures en tant que bref solo. Des pièces « distinguées », en référence au compositeur Erik Satie (1866-1925), réunies sous le titre 13 Piezas distinguidas en 1993 et 1994, auxquelles s’ajouteront treize autres pièces sous le titre Más distinguidas en 1996 et 1997, puis encore huit autres sous le titre Still distinguished en 2000. À partir de 2001, elle se consacre à ses premières installations vidéo (Juanita Pelotari et Despliegue).
1991-2001, c’est la période délimitée pour une compilation de pièces données au Centre National de la Danse (CND). Distinguished Hits 1991-2001 en est le titre polysémique, comme toujours chez La Ribot. Hit comme le coup : celui qui touche, au sens propre, physique ; et figuré, comme le hit du jargon musical. Les pièces distinguées sont des chorégraphies à durée variable durant lesquelles La Ribot, habillée, déshabillée, debout, allongée, mobile, immobile, s’associe aux objets singuliers qui l’entourent, aux personnes venues la voir dans une critique qui prend la marchandisation des corps à bras le corps. Seule, par chaque parcelle de sa chaire et de sa pilosité pyromane, La Ribot engage une critique ici retracée, pour la soirée du 7 novembre, en parcourant ses membres des pieds à la tête, à la suite de Cosmopolita (Pièce distinguée n°7 de 1993 durant laquelle chacun de ses membres devient un pays, une ville, qu’elle indique d’une main en engageant tout son corps).
Un vernis sombre recouvre les ongles de ses pieds qu’elle glisse, quand elle ne reste pas pieds nus, dans une consécution d’escarpins. Des pieds qui soutiennent son corps svelte d’une pièce distinguée à l’autre dans la même pièce du CND. Les murs y sont tendus de noir entre les piliers de béton sculptés. Des objets sont à terre. Du carton. Des vêtements. Des chaises aussi. Des chaises pour La Ribot. Aucune pour les spectateurs qui devront s’installer debout, en tailleur, s’allonger mais aussi se retourner, se relever, changer d’emplacement pour suivre ses actions d’un bout à l’autre de la pièce. La suivre, se positionner par rapport à elle, être près ou loin d’elle, sont des choix. Certain.e.s choisissent ainsi de rester dans la même position, attendant qu’elle se rapproche de nouveau, quitte à manquer des pièces ou à n’en voir que des détails (une jambe, un bras, etc.).
La Ribot joue avec ce qui est vu et manqué, notamment dans Fatelo con me (1993), pièce où elle cache (cache pour mieux montrer) son pubis, ses seins et ses fesses avec un carton. D’un pas volontaire, La Ribot contourne, enjambe ceux qui l’observent. Commencer par les pieds pour un portrait de La Ribot, c’est aussi souligner l’importance qu’a le mouvement ascendant. Un mouvement qui va du haut vers le bas, de la verticale à l’horizontale, qui n’hésite pas à inverser l’exigence du ballet classique en s’affaissant, en cherchant le sol plutôt que le ciel. De l’étude de la danse classique, débutée à Madrid en 1975 et poursuivie dans différentes villes européennes, jusqu’à la constitution d’un collectif en 1986 abandonné en 1989, Bocanada Danza, il reste un placement des pieds, un maintien des jambes, une connaissance des pas qui permet toutes les fantaisies.
Dans Missunderstanding (1997), La Ribot enchaîne ainsi, en commençant par les mains, accentuant avec les bras, ces exercices de danse classique fait de jetés, croisés, développés, jusqu’à des mouvements impossibles. Drôles parce qu’impossibles, parce qu’improbables – ce sur quoi repose le burlesque. La Ribot détourne le sérieux des exercices classiques pour en faire quelque chose de comique. Ses mains suivent et jouent avec le rythme et la mélodie de Rubén González. Un comique qui ne se limite cependant pas au divertissement, qui ne se départie jamais entièrement de tout contrôle, de toute gravité.
Ses mains sont ce qui vont saisir, tenir, relâcher tous les objets de Socorro! Gloria! et des 10 pièces distinguées interprétées. Des mains qui, après avoir tenu un accessoire, le jette derrière l’épaule ou par simple relâchement pour signifier que la pièce commence ou se termine. Ses mains sont fonctionnelles sans jamais perdre l’élégance des danseuses classiques et la dextérité des flamencas. Les mains de la Ribot donnent le rythme. Un rythme qui change d’une pièce à l’autre mais dont l’une des récurrences est cette tension qui instaure un début, une bascule, une fin possible. Il y a dans chaque pièce distinguée un point culminant, un climax, qui se dégage.
Comment fonctionne ces pièces ? Dans Manuel de uso (1997), qui n’était pas présentée au CND lors des Distinguished Hits 1991-2001, La Ribot prend le mode d’emploi d’un objet inconnu du spectateur et l’applique à son propre corps, au pied de la lettre. Elle énonce chaque étape de son utilisation, jouant sur l’articulation entre la parole et le geste, d’une part, les attentes du public, d’autre part, en un comique de situation redoutable. Le spectateur commence à rire à partir du moment où il comprend le subterfuge de la pièce distinguée (appliquer un manuel à son propre corps par exemple).
Il y a pour chaque pièce une structure proche de la prestidigitation. La Ribot est une prestidigitatrice qui n’a ni baguette ni carte dans sa manche. Son corps est le pivot entre la parole et le geste. Des gestes qui associent des accessoires à son corps, leur donne corps. Des accessoires comme ce k-way transparent qu’elle enfile suivant les indications du mode d’emploi. Le rire se produit dans l’anticipation et la concrétisation d’une absurdité. La prestidigitatrice dévoile ses trucs au fur et à mesure. Des trucs sur mesure, préparés et actés avec le plaisir – quasi enfantin – du coup qui va réussir.
Tout au long des Distinguished Hits, la prestidigitation est dans la construction du spectaculaire de chaque pièce distinguée, la construction de chaque pièce distinguée comme un spectacle. La prestidigitation ne joue pas ici avec le paranormal mais avec l’association anormale de choses normales par ses paroles, par ce que suggèrent ses gestes : une main devient une jambe, une chaise un piège, un drap un corps de sirène sur celui de la prestidigitatrice nue du début à la fin.
La nudité ne se restreint pas chez La Ribot à la sexualité. La nudité est au centre du dispositif, au centre des pièces. Le corps nu de La Ribot n’est cependant pas qu’un corps nu, ce qui est induit à la fois par le lieu d’exposition, ce à qui et à quoi ce corps est exposé, et comment il est exposé. Le corps sans vêtements n’est pas sans revêtement. Le corps nu n’est pas entièrement mis à nu. La manipulation de ce revêtement par La Ribot, qui n’est pas à l’abri des usures, des interventions (en témoignent les cicatrices sous les seins et au niveau du bas ventre), est orientée vers des significations à la fois précises et ouvertes. Précises car une couleur de cheveux, de poils pubiens (« rouxges » ce soir-là), l’exposition de sa morphologie, de sa musculature, etc. Tout cela est déjà une représentation de soi. Ouvertes car le corps, ce qu’il est, ce qu’elle en fait, fourmille de significations aussi nombreuses que ses taches de rousseur.
Distinguished Hits 1991-2001 s’ouvre sur un strip-tease, Socorro! Gloria! (1991), et se clôt sur un habillage, N°26 (1997). Un habillage fait de couleurs. Du rouge, du bleu. Des couleurs étalées sur tout son corps par La Ribot, des pastels gras à la main, en bougeant sur des fragments de Belmonte de Carles Santos. La sexualité est chez La Ribot contenue dans une séduction à toute épreuve. Une séduction qui passe par un sourire, un clin d’œil, une manière de se recoiffer, ferme mais délicate, après l’effort. Des clins d’œil peut-être destinés à l’un des propriétaires de ses pièces distinguées comme Jérôme Bel pour de la Mancha (2000) ou Mathilde Monnier, directrice du CND, pour Divana (1997) ?
Ses pièces distinguées font de La Ribot une critique de la marchandisation et d’une condition féminine. C’est le corps de La Ribot qui est engagé dans ses pièces distinguées. C’est son corps instrumentalisé, instrumentalisant des objets, qui manifeste, fait manifeste. Dans N°14 (1997), La Ribot, debout contre un mur, met autour du coup une pancarte « Se Vende » (« À vendre ») et, autour de ses hanches, une chaise en bois qu’elle va replier sur son bas ventre en tenant fermement l’un de battants, accélérant et aggravant les coups tandis qu’elle chute lentement jusqu’à se retrouver à terre. Le message de la pancarte, les gestes effectués avec la chaise et sa chute délivrent une suite d’interprétations : celui du corps à vendre, du « corps objet », celui du corps à vendre qui s’endommage avec un objet – ce n’est plus le sujet qui endommage l’objet mais l’objet qui endommage le sujet, ou plutôt, c’est le sujet qui s’endommage par l’objet, voire le sujet et l’objet qui s’endommagent mutuellement. Autre critique, celle d’une condition féminine. Celle d’un féminin instrumentalisé.
Ainsi, dans Another Bloody Mary (2000), La Ribot recouvre cheveux et visage d’une perruque blonde et accroche un postiche blond sur ses poils pubiens. Au sol est étalée une panoplie d’accessoires rouges. Du haut de ses talons verts, elle va se tordre lentement jusqu’à s’effondrer dans ce carré rouge, cette mare de sang, ce drap de toréador, en mannequin de vitrine qui dans sa chute se serrait démembré. Les artifices du féminin sont instrumentalisés par La Ribot pour dénoncer une instrumentalisation du corps de la femme : mondain (un autre cocktail Bloody Mary, mélange de tomate et de Vodka), maltraité (une autre « Mary sanglante ») ou maltraitant (« Bloody Mary » étant le surnom de Marie Tudor, Reine d’Angleterre et d’Irlande de 1553 à 1558).
Ses regards, durant les Distinguished Hits en particulier, dans les Pièces distinguées en général, sont un échange de regards. Les regards s’échangent entre La Ribot et les autres, nous. Elle nous regarde. Elle nous regarde la regarder. Elle nous regarde la regarder tandis que nos regards se déportent d’elle à nous même, en tant que spectateurs. Les regards de La Ribot engagent et soutiennent malicieusement chacun de ses membres, chacun de ses gestes. Au-delà de soutenir, les grands yeux de La Ribot orchestrent la tonalité des pièces. Il y a une chispa, une étincelle, par le regard. Un regard empreint d’une maturité juvénile, d’une joyeuse tristesse, d’une vivacité statique. Un regard qui suscite l’attrait et la gêne. Un attrait lorsqu’elle s’allonge et ferme les yeux, absence de regard qui rend tous les regards possibles dans Muriéndose la sirena (1993) où, en sirène, elle se laisse mourir. Les regards se portent alors sur ce regard clôt. Une gêne lorsqu’elle se ficelle, les chevilles, la taille, les hanches, le buste, le cou, la tête, une étiquette portée croisée de l’épaule à la hanche dans Outsized Baggage (2000).
Les regards, (très) proches d’elle, sont partagés entre continuer à scruter son corps debout, immobile, et cesser un acte de voyeurisme qui renvoie le corps à ce qu’il a de standardisé et de non-standardisable, comme ces bagages qui ne rentrent pas dans les soutes des avions. La Ribot regarde. Dans les yeux. Dans tous les yeux de tous les spectateurs. Les invectives se font par ses yeux. La distance subsiste par son regard qui s’adresse aux spectateurs, spectateurs changeants, qui confirme que son corps est dans cette pièce un objet exposé. Exposé à qui ? Exposé à quoi ? Exposé comment ? Des questions qui reviennent à chaque représentation.
Le fil rouge (« bloody ») de la Ribot ne tient pas à l’ordre chronologique des pièces distinguées qu’elle bouscule, comme un musicien bouscule l’ordre des musiques de ses disques lorsqu’il est sur scène. Le fil rouge pourrait être celui de son corps nu récurrent d’une pièce à l’autre. Ce corps nu en mouvement que le vieillissement ne semble pas atteindre. Ce pourrait être aussi ces objets, comme une chaise en bois pliante. Chair, en français le mot se réfère à la chaire ; en anglais à la chaise meurtrie mais aussi au poste qu’occupe une personne en charge d’une organisation. Des objets qui sont empruntés au quotidien, mais qui dans le contexte du CND deviennent des accessoires de scène. Les objets, décontextualisés, recontextualisés, deviennent des accessoires distingués pour chacune des pièces distinguées.
Un jeu entre ce qui est présenté comme privé et ce qui est exposé au public se développe tout au long des pièces. Il est ici affaire de montage. De montage par le regard et par l’écoute. Un montage qui instaure une suite de détournements dans la fonction des objets (une chaise que la performeuse fait claquer contre son bas-ventre dans N°14), de leurs significations (des bouts de bois qui deviennent des attelles lorsqu’elle les accroche de ses pieds à sa tête avec du bandage dans Chair (2000)). Montage par la superposition d’éléments (corps de la performeuse, accessoires et musiques utilisés), leur succession (l’ordre des mouvements et des pièces) et leur répétition.
Les pièces distinguées sont des pièces répétées : dans des lieux différents, devant des personnes différentes, par des personnes différentes, aussi, à l’instar d’Anna Williams qui, en 2002, remplaçait La Ribot pour les Más distinguidas. De nouvelles pièces sont toujours crées par La Ribot, entourée d’Anna Williams, Marie-Caroline Hominal, Ruth Childs et Laetitia Dosch dans PARAdistinguidas (2011) et de Juan Loriente pour la Pièce distinguée n°45 (2016), préambule à sa nouvelle série, Another Distinguée (2016), avec Juan Loriente et Thami Manekehla. Pièce distinguées parce que La Ribot est distinguée. Distinguée parce qu’elle se fait remarquer. Distinguée pour ce pour quoi elle se fait remarquer. Après Panoramix (1993-2003), réunion des 34 premières pièces distinguées, Distinguished Hits 1991-2001 marque les vingt ans de distinction de La Ribot, qui s’impose comme critique indispensable par la performance : critique de la marchandisation, critique du corps féminin/féminisé, critique de la danse et de ce que performer veut dire dans une galerie, un musée, un centre national de la danse.
Vu au Centre National de la Danse à Pantin. De et avec La Ribot. Lumière Eric Wurtz. Photo © La Ribot, Distinguished Hits, (1991-2000), CND, Paris 2016, photo « Image Mémoire Corps ». Texte coécrit avec Tamara Schild.
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