Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 4 janvier 2022
En remettant en jeu son écriture chorégraphique à chacune de ses pièces, en frottant son geste à celui de compositeurs hétéroclites, Alban Richard échafaude depuis une vingtaine d’années une œuvre plurielle et riche en relations étroites avec des formes musicales. Après avoir confronté son écriture aux musiques médiévales, pop, baroque ou électronique, le chorégraphe convoque avec sa nouvelle création 3 Works for 12 trois compositeurs expérimentaux des années 1970 : Brian Eno, Louis Andriessen et David Tudor. Dans cet entretien, Alban Richard aborde les enjeux de sa démarche artistique et revient sur le processus de création de 3 Works for 12.
Votre nouvelle création 3 Works for 12 fait suite à une série de pièces qui chacune explorait un univers musical singulier. De quelle manière abordez-vous la musique dans chaque projet ?
Chaque pièce est un objet spécifique à créer qui demande des recherches historiques, des analyses musicales, des rencontres avec des musicien·ne·s expert·e·s, la constitution d’une équipe spécifique de création. Avec l’ensemble de l’équipe artistique, nous nous posons des questions formelles, structurelles en lien à la littérature musicale choisie pour la pièce et nous nous demandons quels corps, quelles tonicités, quels rythmes, quelles textures, quelles densités inventer pour s’associer, être partenaires, coloniser ou prendre le pouvoir sur la ou les musiques choisies. Par exemple, j’ai écrit la danse de Pléiades (2011) comme une radiographie de la partition musicale de Iannis Xenakis, une sorte d’ossature de cette musique massique. Elle sculpte chronologiquement et spatialement une masse musicale dense qui nous permet de mieux entendre-comprendre l’œuvre. Dans la pièce suivante Nombrer les étoiles (2016), la danse est entièrement liée au flux et à la fragilité des ballades chantées en live. Homorythmie, isorythmie, polyrythmie sont traitées dans le corps de chaque interprète en fonction des ensembles, soli ou trios. Alors que dans ma dernière pièce Fix Me (2018) avec Arnaud Rebotini, je souhaitais que la danse ne soit jamais assujettie à l’autorité de la techno. Les danseur·se·s sont dans cette pièce rythmiquement et énergétiquement en autonomie de la pulsation, et développent une danse forte mais indépendante de la musique.
Comment votre intérêt s’arrête-t-il sur tel ou tel morceau, ou sur un style de musique en particulier ?
J’écoute toujours beaucoup de musique et je découvre aussi beaucoup de nouvelles choses lorsque je collabore avec des musicien·ne·s et des spécialistes. Mais ça débute toujours par une histoire intime avec une musique ou un morceau en particulier. Je peux écouter en boucle une musique de manière obsessionnelle ou je peux passer à côté d’un·e artiste ou d’un morceau et le redécouvrir plusieurs années après. La question principale reste : est-ce que je peux me mettre en mouvement à l’intérieur de cette musique-là ? Et si désir il y a, est-ce qu’il résiste au temps et à l’écoute ? Parfois, je peux épuiser une musique pendant deux mois car elle répond à une humeur en particulier, puis je passe à autre chose… Ce processus peut prendre longtemps, par exemple, pour Pléiades, ça a pris 12 ans, du moment où j’ai découvert la musique de Xénakis jusqu’à ce que je trouve les outils chorégraphiques et que je me sente légitime de concevoir une pièce à partir de cette œuvre.
Pourriez-vous retracer l’histoire de votre nouvelle création 3 Works for 12 ?
Comme son titre l’indique, 3 Works for 12 est un programme de trois pièces pour 12 interprètes. Il y avait tout d’abord l’envie de retrouver en studio et au plateau une grande équipe de danseuses et danseurs, je n’avais pas mené de grands projets depuis 2014 avec Et mon cœur a vu à foison. Lorsque le CCN – Ballet de Lorraine m’a annoncé qu’ils allaient arrêter de tourner HOK (2015), j’ai eu envie de reprendre cette pièce chorégraphiée sur Hoketus de Louis Andriessen et de la mettre en dialogue avec d’autres musiques de cette même période, c’est à-dire des années 1975-1976. Ces années sont une sorte de charnière avec la création de nombreuses œuvres musicales qui viennent questionner l’apport des minimalistes américains au travail depuis déjà plus d’une dizaine d’années. Louis Andriessen propose une version techno-punk du minimaliste en prenant le hoquet comme outil formel de composition. Brian Eno invente son concept de Music Ambient. David Tudor développe sa vision futuriste du minimalisme. Dans le même temps, Arvo Pärt revient à la composition après des années de silence en posant son style tintinnabuli. Le Disco explose, ABBA sort ses plus grands tubes… Bref, ces années sont musicalement très fécondes. J’ai donc rapidement imaginé un programme de trois pièces hétéroclites qui aurait pu être composé par trois auteur·trice·s différent·e·s : on passe d’une écriture ultra-déterminée structurée par cellule de mouvements (Hoketus), à une composition en phrasé (Fullness) puis à une écriture ouverte en composition instantanée à partir de contraintes musicales, temporelles et spatiales (Pulsers).
Le premier opus de ce programme est dédié à Hoketus de Louis Andriessen. Pourriez-vous revenir sur l’histoire et le processus de cette pièce ?
J’ai créé HOK pour le CCN-Ballet de Lorraine en 2015. J’avais eu pour consigne de travailler à partir d’une œuvre musicale minimale et j’avais envie depuis très longtemps de me confronter à la musique de Louis Andriessen, notamment à l’une de ses œuvres majeures de son répertoire, Hoketus. Je savais que j’allais avoir moins de 4 semaines pour créer la pièce avec des danseur·se·s que je ne connaissais pas. Je suis donc arrivé en studio avec une étude de la partition et des « cellules de mouvements » écrites en amont des premières répétitions. Je reprends ici la pièce quasiment telle qu’écrite il y a 6 ans avec les danseur·se·s du CCN-Ballet de Lorraine. J’en ai transformé quelques mesures et cellules qui me paraissaient ne pas être suffisamment efficaces. Hoketus est une pièce écrite sur la pulsation et elle copie formellement les 4 sections musicales. Chacune d’entre elles correspond à une étude rythmique que j’ai transposé en une composition spatiale en quatre figures : la ligne, l’hexagone, l’ellipse, puis la spirale dans le cercle. La partition est complexe car l’interprète est à la même place que le musicien : une fausse note s’entend, un faux mouvement saute aux yeux. Il n’y a que cinq à six cellules de mouvements par section et toute la chorégraphie est mesurée. C’est l’analyse musicale poussée qui m’a permis de mettre en jeu une multiplicité de micro-canons qui correspondent à cette notion musicale médiévale du hoquet, qui vient de hok : marteler.
Le deuxième opus de votre programme est dédié à Fullness Of Wind de Brian Eno. Ce morceau « aérien » contraste avec Hoketus de Louis Andriessen et Pulsers de David Tudor qui sont plus « monstrueux ». Comment votre choix s’est-il porté sur cette œuvre musicale ? Pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique de cette pièce ?
Entre Hoketus et Pulsers, deux œuvres monstres, il fallait trouver une pièce musicale « tampon » qui permet aux spectateur·rice-auditeur·rice de se faire une oreille neuve. Je me suis naturellement dirigé vers la « musique ambient » et le travail d’un des pionniers considéré comme l’inventeur du terme au milieu des années 1970 : Brian Eno. J’avais déjà quelques disques dans ma collection personnelle mais je ne connaissais pas Discreet Music. C’est en cherchant dans sa discographie que j’ai découvert cet album et son morceau Fullness Of Wind. J’ai été séduit par ce titre en particulier car il s’agit d’une transformation d’une musique déjà existante (le Canon in D Major de Johann Pachelbel, ndlr) déstructurée et recomposée par Brian Eno. Il s’agit d’un paysage sonore qui s’auto-compose par l’accumulation de pistes musicales de durées différentes. J’ai transposé le même principe d’écriture à la partition chorégraphique : elle prend la forme d’un canon infini, résultat de séquences qui se superposent formés à partir de plusieurs quatuors. Pour écrire cette composition, je me suis inspiré des principes de la danse post-moderne avec un corps qui se joue du poids et du déséquilibre, travaillant sur un flux constant, sans à-coups, en total contraste avec l’écriture de HOK.
Le dernier opus de ce programme est dédié à Pulsers de David Tudor. Quels potentiels chorégraphiques avez-vous ressenti dans cette musique ? Avez-vous développé des outils de composition, d’écriture, spécifiquement pour « cette partie » ?
Pulsers est un véritable choc musical : rythmicité inconstante et ultra rapide, multiplicité des couches dynamiques, polyrythmies complexes… C’est comme être à l’intérieur d’une turbine, d’un trou noir, d’être projeté dans des espaces multi-directionnels et inconnus. Hors mesure mais en mesure, contraint mais incontrôlable, bruitiste mais mélodique, Pulsers est à la fois une musique tribale et une musique d’avant-garde du XXIIème siècle. Tribal et électrique, animal et stellaire, cette musique est une sorte de Sacre du Printemps futuriste. C’est cette exploration de « l’inconnu » qui a poussé David Tudor toute sa vie artistique à inventer de nouveaux terrains de jeux. Il est célèbre notamment pour avoir collaboré avec Merce Cunningham et John Cage pendant de nombreuses années, on lui doit notamment la musique des pièces Soundance et Rainforest (Après la mort de Cage en 1992, Tudor devient d’ailleurs le directeur musical de la Merce Cunningham Dance Company, ndlr). En ayant à l’esprit cette filiation, j’ai fantasmé quelque temps de travailler avec des principes de compositions aléatoires à partir d’une pratique régulière d’improvisations, puis très vite la musique a résisté à tout ce que j’essayais. C’était à chaque fois la Bérézina. Il fallait mettre en œuvre un rituel chaotique qui nous permettrait d’être à l’unisson rythmique et énergique avec la musique. J’ai alors repris tout ce qu’on avait expérimenté et j’ai croisé toutes ces recherches de façon à ce que les corps soient porteurs des rythmes omniprésents et en constante transformation dans la musique. Même si les interprètes ont énormément de libertés dans l’espace et dans les matières qu’il·elle·s activent au plateau, leurs partitions sont parsemées de rendez-vous extrêmement précis aidés par des prompteurs sur lesquels défile un chronomètre.
3 Works for 12 a la particularité d’être une « grosse production » en terme du nombre d’interprètes au plateau. Quels sont les enjeux, pour vous, de faire aujourd’hui une pièce de danse grand format ?
Dès le début de mon travail, j’ai commencé à travailler avec des groupes mêlant danseur·se·s et musicien·ne·s, alternant avec des pièces de format moyen ou de solo-duo. Mes premières pièces Blood Roses en 1999 puis Häftling l’année suivante mettaient en scène respectivement 8 puis 10 interprètes. Depuis plus de 10 ans, je crée aussi des pièces avec des grands groupes d’habitant·e·s (40-50 personnes). L’enjeu dans ces « créations habitants » est d’arriver à faire face à la masse et de pouvoir faire travailler chaque individu à l’intérieur d’un projet commun de transformation. Se pose donc des enjeux de partage d’outils, de vocabulaire, de compréhensions, de relations à l’autre, d’empathie, de partage d’imaginaire. Les enjeux sont très différents en fonction des pièces créées. Pour moi, la question des formats va de pair avec les questions formelles et structurelles : suivant la forme choisie, se dessine le nombre d’interprètes. Mais créer et produire une pièce grand format est toujours un parcours du combattant et faire le choix d’une production avec 12 danseur·se·s comme 3 Works for 12 nécessite malheureusement de mettre de côté d’autres projets. Mais je peux constater que nous sommes quand même plusieurs aujourd’hui à la tête de Centres chorégraphiques nationaux à vouloir défendre ces grands formats : la prochaine création de Christian Rizzo (Centre chorégraphique national de Montpellier, ndlr) met en scène 11 interprètes, la prochaine pièce d’Ambra Senatore (Centre chorégraphique national de Nantes, ndlr) met en scène 12 interprètes, la nouvelle création de Thomas Lebrun (Centre chorégraphique national de Tours, ndlr) met en scène 15 interprètes, etc. Depuis plus de vingt ans que je signe des pièces chorégraphiques, j’ai pu, à des niveaux différents d’institution (aide au projet, aide à la structuration, compagnie conventionnée, artiste associé, etc.) constater que les difficultés de monter une pièce sont toujours présentes : rassembler des co-producteurs, trouver suffisamment de dates de pré-achats pour que le projet soit viable, etc. Et lorsqu’il s’agit d’une pièce grand format, s’ajoute à cet ensemble de paramètres la difficulté de trouver un théâtre pour l’accueillir car les lieux qui ont de grands plateaux programment en général du théâtre et peu de danse. Mais aujourd’hui, de nouvelles aides dédiées au secteur chorégraphique permettent ce type de projet, je pense notamment à La Danse en grande forme, qui réunit 13 structures des deux labels chorégraphiques nationaux (CCN et CDCN) et une Scène nationale et qui permet d’aider à la production et, surtout, à la diffusion de grandes formes chorégraphiques (entre 10 et 15 interprètes).
Works for 12, vu au Théâtre d’Orléans. Conception, chorégraphie, lumière Alban Richard. Son Vanessa Court. Lumière, conception de la structure lumineuse et régie générale Jérôme Houlès. Costumes Fanny Brouste. Avec Anthony Barreri, Constance Diard, Elsa Dumontel, Mélanie Giffard, Célia Gondol, Romual Kabore, Alice Lada, Zoé Lecorgne, Jérémy Martinez, Adrien Martins, Clémentine Maubon, Sakiko Oishi. Photo © Agathe Poupeney.
Les 5 et 6 janvier au Théâtre de Caen
Du 12 au 15 janvier à Chaillot, Théâtre national de la Danse, Paris
Le 28 janvier au Rive Gauche, Saint-Étienne-du-Rouvray
Le 10 mai au ZEF, scène nationale de Marseille, Festival Propagations
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