Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 24 juillet 2020
Pause estivale pour certain·e·s, tournée des festivals pour d’autres, l’été est habituellement l’occasion de faire le bilan de la saison passée. Cette année, ce temps initialement festif portera les stigmates de la crise sanitaire liée au Covid-19 qui a entraîné la fermeture des théâtres et la mise en suspens des activités liées à la production, à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Pour cette quatrième édition des « Entretiens de l’été », nous avons pensé qu’il était essentiel de faire un état des lieux auprès des artistes mêmes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui ont subi de plein fouet cette brutale mise à l’arrêt. Alors que la situation se décante progressivement, de nombreuses idées ont pris racine dans les réflexions des acteur·rice·s du secteur artistique et culturel. Cette période de pause imposée est ici l’occasion de poser des mots sur des enjeux cruciaux des politiques publiques, ou de manière souterraine dans les pratiques personnelles des artistes, et de voir dans quelles mesures, pour certain·e·s, cette crise a questionné ou déplacé leur travail. Rencontre avec le danseur et chorégraphe Volmir Cordeiro.
Le secteur du spectacle vivant a traversé de nombreux phénomènes sociaux et environnementaux ces dernières années : les gilets jaunes, nuit debout, #meetoo, la crise écologique, etc. Ces différents mouvements ont-ils impacté votre pratique, fait émerger de nouvelles réflexions dans votre recherche, votre manière de concevoir le travail ?
Le monde est pris dans une réorganisation affective incontournable. À mon avis, il est impossible d’y échapper. Nous traversons à la fois un manque de pudeur, de respect, de patience (surtout devant l’information) qui va de pair avec un désir d’ignorance ; et en même temps, je sens un « courage féroce » d’être ce que nous voulons et d’exposer nos corps dans leurs créations multiples et déviantes, surtout devant la norme néolibérale-nécropolitique. Ces mouvements que vous nommez donnent visibilité à ces nouveaux affects et mettent en place des laboratoires démocratiques qui impactent directement le travail de la danse. Cela touche à ma pratique dans le sens qu’elle doit prioritairement commencer par interroger les corps qui participent à un processus ou à une œuvre chorégraphique sous l’angle de leurs luttes, de leurs frustrations, de leurs nouvelles orientations, des pertes, des angoisses, des étincelles de joie et des micro-mécanismes de résistance. Je démarre par un état de lieu de la vie et de la survie des corps avec lesquels je vais créer, et puis je plonge dans un travail plus thématique, qui serait porté par mon désir artistique en tant que « porteur de projet », comme on dit. Plus que jamais, les corps sont le point de départ dramaturgique des créations en ce qu’ils portent en chacun d’eux un phénomène social. Au début du travail, nous commençons par une discussion autour des processus d’identification entre nous, sur comment vivre, danser, réfléchir en dehors des oppositions identitaires qui veulent diviser et séparer les corps à l’endroit même où ces mêmes corps tentent de nouvelles réunions et rassemblent des puissances capables de combattre le projet nationaliste identitaire. Ces mouvements m’ont aussi permis d’affaiblir les conventions de ce qui fait la « bonne dramaturgie » et ce qui fait « œuvre » selon les principes du marché euro-centré qui aime dicter ce qui est recevable en art et en danse. Ces mouvements touchent notre milieu dans ce qu’ils demandent de nouvelles perceptions et configurations qui bouleversent ce qui rendrait l’art intelligible et reconnaissable – et qui a la qualité de déterminer ce qui ferait l’art et ce qui ferait « la très bonne pièce ». Cette mouvance collective pour la résistance de la domination influence nos capacités à nous autoriser à faire autrement, à suivre nos intuitions avec plus d’audace, à sortir de cette volonté de rationalité insensible et en finir avec le refus de l’émotionnel. Un courage se construit sous le prisme de la fragilité, et qui demande au monde de l’art de se défaire de son projet mégalomaniaque d’être plus important que la vie, et de vouloir tout accumuler pour en faire un panthéon cognitif-rentable.
La saison dernière, en plus du mouvement #meetoo, plusieurs lettres ouvertes et articles de presse ont révélé au grand jour de multiples situations d’abus de pouvoir et de hiérarchie écrasante dans le milieu de la danse. Comment ces « révélations » ont-elles circulé dans le milieu de la danse ? Avez-vous constaté des prises de conscience ou des changements autour de vous ?
La prise de conscience des oppressions n’en est qu’à ses débuts, en tout cas dans le préambule de sa communicabilité, de sa mise en partage et de la demande de justice. Elle est d’une importance majeure dans la reconfiguration des pouvoirs et dans l’émancipation politique des minorités qui en finissent avec le silence institué. Les déclarations nous rappellent la nécessité à partir de laquelle tout le monde doit se sentir responsable pour les vies les plus touchées par cet écrasement. Il nous engage dans un travail à la fois collectif et très personnel. C’est grâce à ces révélations que j’ai pu aussi encadrer certains énoncés reçus lors de mon parcours en France, comme par exemple : (un programmateur) : « pour un Brésilien, tu fais de bonnes pièces » ; (un critique de danse) : « alors, c’est mieux de baiser avec un Brésilien ou un Français, car vous, les Brésiliens, vous êtes spécialistes du corps » ; (un producteur) : « j’ai l’impression que vous, les Brésiliens, vous voulez tout le temps nous séduire sur scène, nous, les Européens » ; (une prof. à la fac) : « tu ne sais pas écrire, ni en français ni en portugais, je ne comprends pas pourquoi tu souhaites autant faire de la recherche »… Bien sûr, ces choses-là ne sont rien à côté d’autres discriminations si on se met à faire le « calcul des douleurs », mais je trouve important de les noter. Le contexte actuel m’a permis de revenir vers elles et de voir à quel point elles étaient enfouies en moi, dépourvues de réflexion et chargées de violence. En revenant sur des expériences personnelles, l’empathie s’accentue et stimule une organisation collective de la rage – on rassemble des raisons de résister. Cela pour dire que les manifestations des abus travaillent notre solidarité et permettent de bouger les paramètres qui veulent se perpétuer en stabilité. Je pense qu’on est encore loin d’un profond changement des comportements capable d’instaurer des espaces de liberté et dépourvu d’abus de pouvoir. Je vois des luttes se mettre en place et celles-ci méritent d’être renforcées tous les jours, car cette même hiérarchie écrasante est aussi très maline. Elle peut récupérer ces prises de conscience pour dire que c’est elle qui les met en place, alors qu’elles viennent de mouvements qui, au départ, ne trouvent pas de soutien évident. Par contre, il faut faire le constat de l’émergence d’une assemblée des abus et des incivilités commises par un milieu qui se veut politique et politisé, contemporain des questions urgentes et à la hauteur des propos de citoyenneté, mais qui lâche encore ces types de préjugés avec beaucoup d’aisance lors d’un pot de première ou en faisant la queue pour prendre un ticket de spectacle. Si déjà on pouvait commencer par faire le constat d’une banalisation des violences de toutes tailles et proportions, et avoir pour chaque structure un comité qui les reçoit et qui propose des contre-espaces de manifestation, on pourrait faire circuler ces récits et creuser de nouvelles conduites pour des éthiques plus solides et solidaires.
En tant que chorégraphe, envisagez-vous la création comme un outil de contre-pouvoir ?
Dire contre-pouvoir, c’est encore avaler cette partie en « eux » qui nous écrase ; alors que dire puissance, c’est faire germer des affects heureux, des gestes et des regards qui puissent favoriser la reconnaissance entre nous, entre tous les visages, et finir avec ce refus de l’autre qui nous enferme dans cet « enfer du même ». Si la création est une puissance, c’est parce qu’elle est capable de jouer le jeu de l’instabilité, de la faiblesse, de « quitter la stabilité émotionnelle comme preuve de maturité » (comme une chorégraphe m’a dit un jour puisque je n’avais pas des humeurs stables lors de mon arrivée en France ; elle disait que cette inconstance émotionnelle était typique chez les sauvages). Si on dit création-puissance, on ne dit pas équilibre psychologique net, limpide, résolu. On ne dit pas qu’on a un « super contrôle » de nos affects. On dit erreur, on dit errance, on dit traversée puisqu’on dit collectivité. La puissance nous exige un sentiment de responsabilité, et de vivre cette responsabilité avec une vitalité forte, joyeuse, puisque on éprouve le sentiment d’être vivant avec d’autres.
Comment le confinement a-t-il bouleversé votre pratique, votre travail ? Cette crise sanitaire a-t-elle entraîné de nouvelles questions, réflexions chez vous, amené à reconsidérer votre pratique ou votre recherche ?
Oui. Mes réflexions ont traversé plusieurs aspects : dès la notion d’urgence, en passant par le système de production – Quel dossier pour quelle création, combien de cafés pour quelle qualité de rendez-vous professionnel, combien d’échange e-mail pour quelle communication ? – jusqu’à la crise structurelle de nos métiers. Un jour, j’ai décidé de lister les « crises » qui pourraient aussi être lues comme des « obsessions polymorphes du milieu-danse-contemporaine » : crise dans la réception des critiques institutionnelles (manque d’espace pour l’adresse des dérégulations systémiques dans les relations artiste-programmateur, œuvre-critique, processus-action-culturel·le) ; crise dans la hiérarchie des créateur·trice.s (Qui « doit » aimer ou pas aimer un spectacle ? Qui a la qualité et le droit de parole d’énoncer sa réception ? Quelle place pour le·a spectateur·trice à cet égard ?) ; crise d’exclusivité (Si tu danses dans ce théâtre tu ne danses plus dans l’autre, rivalité territoriale, dispute pour la presse, angoisse des salles vides pour la danse, misère des dates pour la danse) ; crise de dates (Une pièce n’est bonne que si elle tourne : qui le dit ? Qui le confirme ? Qui fait tourner les pièces ? Et sur quel concept ? Sur quel circuit ?) ; crise du rentable, de l’anti-échec, du succès obligé sinon disparition du circuit ; crise du trop d’injonction et du cumul des casquettes afin d’assurer une date (Workshop, ouverture publique, atelier le matin, etc.) ; crise érotique du plaisir d’être dans une salle de théâtre (S’agit-il toujours d’un plaisir ? Si oui lequel ? Pour qui ? Au prix de quelles violences ?). Rien que l’exercice de lister quelques crises et de les analyser comme des espaces d’interrogation m’a permis de réfléchir et de renouveler mes grilles de propositions pour d’autres existences possibles afin de dépasser quelques toxines de ce milieu. À part ça, je n’étais pas le seul à avoir eu le plaisir de goûter la sensation d’avoir le temps, de suspendre les obligations et de perdre de vue les délais. Cela change tout d’arrêter de vouloir tout anticiper. La passivité est délicieuse, et l’improvisation peut l’être aussi. Rester longtemps en attendant que quelque chose se passe, se permettre cette attente, se sentir privé de forme, de « projet », des syntaxes correctes, de grammaire et lexique engagés, de sentir un grand vide comme une invitation à un nouveau remplissage, c’est sans doute régénérateur ! Puis d’alléger la consommation frénétique des objets culturels, de me certifier de l’importance du contact, du toucher, du regard, de la nécessité de l’autre et donc de ne cesser de réfléchir à comment jouer le hackeur sur le culte à la personnalité, à la fabrique des artistes-individus-génies-héros-clochards-sex-symbols-prophètes-salvateurs-etc.
Avez-vous constaté des prises de conscience de la part de certains artistes, des théâtres, des changements structurels ou une remise en question des paradigmes du milieu du spectacle vivant, autour de vous pendant/après le confinement ?
Je n’ai pas encore eu le temps ni suffisamment d’expérience pour trancher là-dessus, mais une chose est certaine : j’ai vu surgir un peu plus d’intérêt pour les processus, au-delà de l’intérêt unique pour les œuvres achevées, et cet intérêt est important, même si ça reste toujours frustrant de nous voir encore aujourd’hui en train de défendre l’importance de ces temps de recherche et de pratique. J’ai rencontré du public lors de la deuxième semaine de création en juillet, 4 fois par jour, deux heures de discussion. Mon travail tel que je l’avais prévu était un peu en suspension car je devais chaque jour me préparer pour ces rencontres, et je ne dis pas que c’était une mauvaise chose, mais que justement j’étais ému de voir un public intéressé par la cuisine de la création et de me percevoir en train de faire des choix artistiques très importants lors de ces échanges.
Le confinement a automatiquement mis en stand-by votre tournée et les résidences de votre prochaine création. Ces annulations et reports ont-ils ou vont-ils engendrer sur le long terme des conséquences sur votre compagnie ou vos prochaines productions ? Comment s’envisage votre rentrée, la saison à venir ?
Je n’avais pas beaucoup d’activité prévu en ce moment ; quelques dates que j’ai eu la possibilité de reporter, et puis, quelques moments d’enseignement qui ont pu avoir lieu virtuellement. J’ai commencé la préparation d’un projet pour une création chorégraphique à l’automne 2021, et puis la préparation d’un deuxième livre à la suite d’Ex-Corpo. J’ai pu faire du confinement un laboratoire d’échauffement, de concentration de désirs artistiques et d’approfondissement des pratiques. Ma rentrée commence avec des tournées de Trottoir, Rue et Époque mais aussi avec les résidences de création pour la pièce que je prépare pour le Ballet de Lorraine, en mai 2021. Mes temps d’enseignement à exerce se poursuivent ainsi que des moments de présentation du livre Ex-Corpo. Pour la fin de cette même année, j’envisage la création d’une pièce de groupe qui a eu jusqu’à maintenant deux semaines de résidence.
Photo © Fernanda Tafner
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