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DIRt, Rosalind Crisp

Propos recueillis par Claire Astier

Publié le 28 juillet 2020

Depuis son retour en Australie en 2013 après avoir habité plus de dix ans en France, Rosalind Crisp développe le projet DIRt : Dance In Regional disaster zones. DIRt s’ancre dans des paysages australiens, abîmés, qui sont aussi pour certains ceux que la chorégraphe connaît depuis l’enfance. En faisant de son corps la chambre d’écho des destructions environnementales, Rosalind Crisp crée une danse qui documente ce contexte politique, social, émotionnel et écologique. A rebours de l’urgence et portée par le besoin de réagir physiquement à la catastrophe, la chorégraphe fait exister le lieu désolé et oublié où la catastrophe a eu lieu et rassemble ses membres épars pour qu’un possible deuil puisse se faire.

Chère Rosalind, durant le confinement tu étais seule en résidence dans le cadre d’un projet produit par Orbost Exhibition Centre durant laquelle ton travail s’est développé en isolement. Cette idée n’est pas née d’une inspiration prophétique, elle constituait la poursuite de DIRt en 2017 et DIRtywork en 2019.

La résidence à Orbost Centre a commencé en janvier, alors que les feux de brousse se propageaient dans notre région où 90% des forêts ont été brulées. La résidence poursuivait effectivement DIRt, projet au travers duquel je m’engage à aller dans des endroits dévastés, pas seulement par le feu mais aussi par la déforestation et la pollution. Je cherche la manière dont la danse peut faire face à ces contextes. L’étape suivante était de suivre l’incendie et c’est parce que je cherchais un endroit pour soutenir ce projet que j’ai été accueillie en résidence à Orbost en Australie.

Dans quelle mesures ce travail au sein de lieux dévastés peut-il s’apparenter à des pratiques somatiques ? Quel dispositif ou lien souhaites-tu mettre en œuvre avec ces environnements ?

Je n’ai pas eu l’idée de « mettre des choses en place », j’ai simplement eu besoin d’aller danser là-bas, dans cette région où je suis née et où j’ai grandi. Ce sont des lieux très précieux pour moi et je ne sais pas comment faire autrement que d’y aller. J’ai simplement besoin d’être là, comme je me serais déplacée pour assister à l’enterrement d’un ami ou d’un membre de ma famille. Être présente correspond à la nécessité d’accepter ce qui s’est passé, de me rendre disponible, de réagir. A ma propre échelle je n’ai malheureusement pas d’autres moyens pour cela que de danser donc je danse, j’écoute, j’observe la manière dont ces lieux transforme la danse, mon écoute et ma perception.

Comment construis-tu ce qui est de l’ordre du « chorégraphique » à partir de ces expériences et de ces observations ?

J’alterne la pratique de la danse en studio et dans les endroits dévastés, ces deux « lieux » se soutiennent. Je ne cherche pas à trouver une réponse définitive, il s’agit plutôt d’une pratique : aller régulièrement accumuler les sensations, observer quel est le dialogue qui s’opère sur place. C’est difficile à expliquer, parce que je ne sais pas où je vais. Pour que vous puissiez comprendre je vais donner un exemple : il y a un endroit juste à côté de chez moi où les pompiers, au lieu d’éteindre le feu, créaient des barrières à l’incendie : ils abattaient tous les arbres sur des zones de 40 mètres de long, dans l’objectif que le feu s’éteigne de lui même lorsqu’il parviendrait à cette zone entièrement nue. La seconde stratégie des pompiers est de faire un feu à l’endroit même où ils estiment que le vent va pousser le feu de brousse. De cette manière, si le feu approche la partie brulée, il doit normalement s’éteindre car elle a déjà été consumée. Le problème c’est qu’avec le changement climatique dans notre région, les vents ne sont plus les mêmes, ils sont beaucoup plus violents et difficilement prévisibles. Par conséquent, avec ces stratégies hasardeuses, les pompiers ont fait beaucoup de dégâts et les feux de forêt peuvent désormais approcher notre village. Je suis retournée dans un des lieux « barrière », qui était avant un trés joli site avec de superbes oiseaux-lyres. Les animaux la végétation y a aujourd’hui disparu. J’étais choquée, je n’ai pas pu danser, j’ai juste regardé, c’était triste et extrêmement violent. Quelques jours plus tard, je pratiquais en studio et je me suis dit : « Ha, c’est la danse de cet endroit-là ! ». J’avais la sensation d’avoir du sable à l’intérieur de mes membres et un corps très lourd. Ce qui émerge de ces expériences est donc bien plutôt une sorte de texture ou d’état qui répond à ce lieu et a ce qui s’y est passé, à mes sentiments, à mon expérience.

Il s’agit donc presque d’une pratique de traduction documentaire nécessitant un gros travail d’empathie et d’attention pour saisir les échos à l’intérieur même du corps ?

Oui absolument. J’ai une histoire avec certaines pratiques somatiques mais ce que je constate c’est que ma pratique chorégraphique se préoccupe davantage du pré-mouvement que des mouvements mêmes. J’amène cette écoute trois-dimensionnelle dans les lieux où je danse pour voir comment l’attention et l’écoute qui caractérisent ma danse, et les lieux dans lesquels je m’immerge, peuvent se répondre.

Tu dis que ce contexte a modifié ta manière de bouger. Comment ces « états » ont-ils impacté ta manière de danser ?

Ça dépend des lieux mais le processus de travail est évidemment plus vivant et stimulant dehors que en studio. Il y a toujours des sensations et des images qui surgissent dans un contexte d’attention très active. J’ai beaucoup plus d’images à disposition pour alimenter la pratique, la danse est une réponse à toutes ces sensations. Par exemple, dans un endroit incendié par les pompiers il y a quatre mois, c’est toujours noir, il n’y a pas de nouvelles pousses. Le feu était si chaud que toutes les graines ont été brulées. A l’intérieur de ce paysage qui est désormais très calme, je suis très silencieuse et vraiment plus lente. J’éprouve une sensation de respect, la nécessité de ne pas faire trop de bruit, instinctivement peut-être que je veux soigner cet endroit. J’essaie aussi de ne pas trop me déplacer au cas où il y ait de nouvelles pousses qu’il ne faudrait pas écraser. Il y a une sorte d’attention à ne pas reproduire la destruction. Il y a aussi un autre endroit qui a été sauvé par ma famille et qui est devenu une sorte de refuge et qui génère une autre sorte de danse.

A quand remonte tes premières danses en extérieur ?

En 2005 j’ai été invitée par le Parc de Chamarande à danser en plein air. A l’époque j’étais beaucoup plus intéressée par le théâtre et la scène donc je n’avais jamais envisagé cette possibilité, ce n’était simplement pas pour moi. Puis pour l’édition 2008 de June Events, j’ai proposé une nouvelle version d’une pièce que j’avais déjà créé en m’interrogeant sur la notion d’espace scénique. Je ne voulais pas recréer un plateau en plein air, répliquer la scène dehors, mais utiliser autrement ce espace scénique induit par ce nouveau dispositif. Cette expérience m’a permit de découvrir que le lieu peut être un partenaire dont je peux incorporer les propositions sans nécessairement être dans une attitude d’exploitation. Les blancs, les colonialistes, mes ancêtres, sont toujours ici en train d’imposer leur volonté sur la nature et les feux de forêt sont uniquement le résultat de la déforestation intensive car le vent circule plus facilement dans la forêt et les jeunes arbres brûlent beaucoup plus rapidement et facilement.

Pour DIRtywork, tu convies le public local à assister à la performance sur les sites-mêmes. On peut facilement imaginer que ce public, qui doit très bien connaître ces lieux aujourd’hui dévastés, partage aussi cet état de difficultés et de deuil. Comment se sont déroulés ces rencontres ?

J’avais envie de partager mon travail artistique en fonction du lieu où nous sommes et de ce qu’il s’y passe. Néanmoins je n’attendais pas de réponses si profondes. J’avais espéré que les gens seraient ouverts à ce que je propose bien que ce soit très politique comme sujet ici. Il y a beaucoup de gens qui pensent le contraire, que les arbres doivent être coupés, que la forêt doit être contrôlée car elle est dangereuse, que les feux de forêt naissent par la faute des Greenies [les écologistes, ndlr.] qui stoppent la déforestation. Je vis dans une région d’Australie où la plupart des habitants sont employés comme forestiers, donc dans la destruction de la forêt, et ils n’aiment pas entendre que ça ne produit rien de bon pour la nature, les animaux et nous. Ils défendent simplement leur travail. Le feu de cet été était si dévastateur que les gens ont eu peur, ça n’avait jamais été si dur. Les australiens blancs qui défendent l’action sur la nature qu’ils considèrent comme une ressource à exploiter sont devenus très puissants car ils ont battus contre le feu. Ils ont défendu la population contre la propagation du feu donc ils sont devenus en quelque sorte des rois. Ils nous tournaient autour avec leurs gros camions, super puissants, et leurs bulldozers… Les opposants qui ne partageaient pas ce point de vue, avaient peur d’être lynchés. Il y a eu une grande division dans la société. Donc lorsque j’ai présenté DIRtywork j’espérais que ceux qui viendraient seraient ouverts à ce que je faisais. Et ils l’ont été – ce fut une chance – les réactions ont été très fortes. Des gens ont pleurés. Je pense qu’ils n’avaient pas eu la possibilité d’exprimer leur tristesse, ils ne se sentaient pas autorisés à partager leurs sentiments, à parler de la testostérone qui contrôlait toute la ville et leur imposait de rester silencieux. Ils ont partagé leurs expériences, raconté lorsque les flammes ont commencé à envahir leurs maisons. Je crois qu’il avait confiance car personne ne leur hurlait dessus lorsqu’ils faisaient part de leurs points de vue. Ce fut une surprise pour moi, je ne savais pas que ce dispositif allait pouvoir générer un tel sentiment de sécurité que les gens ressentent si fort. Mais je pense que si j’avais poursuivi et fait de nouvelles performances dans cette région, les hommes blancs de droite seraient sans doute venus pour manifester ou auraient tiré sur des boîtes aux lettres. Ici il y a des écologistes qui sont attaqués par les forestiers. Je pense que ça aurait sans doute pu devenir dangereux pour moi.

Penses-tu que, par l’intermédiaire de ce rassemblement, ces gens ont pu se rendre comptes qu’ils n’étaient pas seuls dans leur tristesse et leur combat ?

Je ne sais pas. Je ne crois pas. La culture dominante dans la campagne où je vis est très à droite et je ne pense pas que ça change sauf si le gouvernement change vraiment. Le gouvernement dans l’Etat de Victoria est à gauche mais il est à six heures de route et les dirigeants n’ont aucune idée de ce qu’il se passe ici, sur le terrain. Ils disent qu’ils veulent protéger les espèces car on a perdu 90% de notre forêt vierge et il y a un gros tournant économique à prendre. Ils veulent bouger les choses mais ça reste sur le papier. Je pense juste qu’ils vont arrêter de couper des arbres parce qu’il n’en reste plus, les forestiers vont donc perdre leur travail, mais je ne sais pas si par conséquence les attitudes vont changer. Regardons aux Etats-Unis, même si beaucoup de choses ont changé : cette droite coloniale, cette attitude de prendre la terre comme si nous en avions tous les droits, ça reste dans le sang sur des générations. Je ne pense pas que la danse va changer grand chose mais moi j’ai en besoin alors je danse.

Comment construis-tu tes chorégraphies à partir des vidéos, textes et matériaux que tu ramènes des expériences dans les lieux dévastés ?

Avec DIRt, nous sommes une équipe, il y a quelqu’un qui fait de la musique, un autre de la vidéo. Alors je danse, je parle d’un lieu, je lis un texte que j’ai écrit et puis j’invite le public à entrer sur scène. Je parle des matériaux présents sur la scène, de leurs origines et je finis par entrer dans mon propre corps. Le public se déplace. Puis je montre une vidéo, donc je balade un peu les visiteurs, je les organise ou bien ils se réorganisent car la vidéo commence là-bas donc ils s’adaptent pour correctement la voir. Puis je danse plus loin alors ils se tournent… Nous créons de cette manière une sorte de parcours à travers la scène. Avec DIRtywork, je le transforme en solo.

L’improvisation reste au cœur de ta pratique. Qu’est-ce qui perdure d’une performance à l’autre ? De quoi sont faites tes partitions ?

Ha ! J’ai toujours une difficulté avec ce mot d’improvisation. Je n’écris pas chaque pas mais j’ai une grande pratique des outils de la chorégraphie. J’ai cette pratique globale qui me permet de chorégraphier spontanément. Mais ce n’est pas une improvisation, la danse est contrainte par un focus, limitée par un processus. [Sur Skype, Rosalind Crisp fait une démonstration. Elle explique comment elle passe d’un mouvement à l’autre en tentant de déconstruire les automatismes du corps et les rapports spontanés entre les membres.] Lorsque j’ai dansé la dernière fois DIRtywork, j’ai remarqué que j’avais accumulé suffisamment de matériaux pour détenir une clarté sur les états de mon corps par rapport à ces lieux, comme une forme de complicité. Je pouvais rentrer facilement dans chaque danse parce que j’en avais gardé certains principes. Par exemple l’un des lieux est considéré comme dénué de valeur par les fermiers parce que c’est une terre improductive. Et je ressens une réelle connexion avec ces lieux inutiles, je me sens autorisée à développer une danse inutile, en jouant sur des enchaînements de mouvements qui ne sont habituellement pas considérés comme de la danse : des débuts, incomplets, interrompus, etc. Ces liens, entre ma danse et le lieu, sont devenus un moyen pour atteindre des sensations et éprouver des états. J’ai développé ce processus de danse au fil des années en France et en étroite collaboration avec Céline Debyser, Max Fossati et Isabelle Ginot.

Quelles sont vos amies du passé, celles qui ont disparu, que vous avez rencontrées ou non mais qui ont inspiré votre travail ?

Je ne pense pas à une artiste mais à Val Plumwood, une humaniste environnementaliste. Elle était australienne, pas très connue et récemment redécouverte. Dans son travail elle a rendu conscient que tout ce qui est consommé par les être humains dans les villes provient de lieux oubliés, de lieux de l’ombre : le métal des ordinateurs, le métal de ton frigo, le papier, l‘eau qui fait pousser le coton des vêtements, etc. Tous ces matériaux proviennent de lieux cachés, donc tous ces matériaux sont en dehors de nos lieux de vie. En Australie, les citadins vont à la campagne pour les vacances, ils viennent avec les chiens et les vélos dans des endroits très sauvages et sont ignorants et inconscients des endroits qu’ils occupent ou traversent. Mais ils ont bien sur le droit d’avoir des vacances ! En ville, la majorité des habitants ne savent pas d’où vient l’eau qui coule de leurs robinets. Il ne reste aujourd’hui qu’un seul fleuve en Victoria qui n’aie pas de barrage pour amener l’eau nécessaire à la ville. La division en Australie a lieu aussi parce que tous ces endroits dévastés sont hors de vue des gens qui, dans les villes, ne voient pas le paysage changer.

La chorégraphe Rosalind Crisp aurait dû présenter son projet DIRtywork au festival June Events 2020. Suite au report des spectacles la saison prochaine, l’Atelier de Paris / CDCN a souhaité donner la parole aux artistes initialement programmé·e·s du 2 au 27 juin. Photo © Lisa Roberts.