Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 13 avril 2021
Depuis dix ans, en parallèle de son travail chorégraphique, Joanne Leighton collecte des images de rassemblements. Aujourd’hui composé de plusieurs centaines de photos de soulèvements, de protestations, de célébrations, etc, cet atlas d’images est devenu le point de départ de sa nouvelle création People United. Troisième volet d’une trilogie consacré aux mouvements universels, ce nouvel opus explore les langages physiques universels que partagent les individus lorsqu’ils sont ensemble, que ce soit pour manifester, protester ou célébrer un évènement. Joanne Leighton s’attache ici à donner corps à ces photographies prises sur le vif et rend palpable au plateau toute la puissance et la ferveur de ces situations suspendues. Dans cet entretien, Joanne Leighton partage les rouages de sa recherche chorégraphique et le processus de création de People United. Rencontre.
People United vient clore un cycle de pièces dédiées aux mouvements universels. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet au long cours ?
En 2015, lorsque j’ai initié WLDN, projet et philosophie, j’avais le désir de revenir à l’essentiel, à quelque chose de plus simple. Nommer ma compagnie WLDN, d’après le roman Walden d’Henry David Thoreau (qui revient sur son expérience de vie autonome au milieu de la nature durant deux ans, ndlr.) était une manière de tracer une nouvelle ligne. WLDN est comme une sorte de “striptease transcendantal”, c’est l’acte de revenir à la matière fondamentale, à une simplification du travail, à l’essence d’un spectacle en termes de danse, de mouvement et de site. Un de mes premiers projets dans ce cadre a été WALK : une marche performative de 127 km depuis Belfort jusqu’au Théâtre de Freiburg en Allemagne, où j’allais débuter une résidence de 3 ans. Depuis, j’oriente mes recherches sur la notion de site spécifique. Mon travail se constitue de nouvelles données, notamment celle de la matière chorégraphique qui découle de ces lieux en tant que tels. Mon langage chorégraphique est devenu plus élémentaire, minéral. 9000 Pas est créé en 2015, en parallèle de la performance WALK. Ce sextet constitue le premier volet de ma trilogie dédiée aux mouvements universels, mouvements que l’on partage tous. Je me suis concentrée sur ce geste universel : la marche ; à laquelle j’ai appliqué des systèmes géométriques et spatiaux. Avec Songlines, la deuxième pièce de la série, j’ai continué à explorer ce mouvement fondateur, en m’inspirant cette fois-ci des marches des aborigènes australiens, natifs de mon pays, en relation avec la partition musicale In C de Terry Riley. Ces deux premiers volets sont très horizontaux, très graphiques et explorent la notion de cartographie et de trace. Avec People United, mon champ de recherche s’est davantage ouvert sur l’extérieur et je me suis intéressée à l’acte du rassemblement, aux langages physiques universels que partagent ces individus lorsqu’ils sont ensemble, que ce soit par exemple pour manifester, protester ou célébrer un évènement. Ces projets ont en commun l’ouverture à l’autre, l’altérité, portés dans un désir de partage avec le public.
D’où vient votre intérêt pour ces « moments de rassemblement » en particulier ?
Si la création de People United voit le jour en 2021, sa genèse remonte à 2010, lorsque j’ai commencé à collectionner des photos de rassemblements. Qu’elles proviennent d’Inde, d’Égypte ou d’Europe, j’étais fascinée de voir que sur ces images, les mêmes gestes circulaient d’un pays à l’autre, les corps partageaient les mêmes mouvements, les mêmes expressions, quelle que soit la culture des gens rassemblés. Je suis attirée par les moments de rassemblement depuis très longtemps et je crois que c’est ce que je cherche à créer avec mon travail ; par exemple, avec mon projet Corps Exquis en 2019, où j’ai rassemblé 58 chorégraphes (trio sur le principe du cadavre exquis, ndlr.) ou encore avec le projet Les Veilleurs qui réunit à chaque édition une chaîne collective de 730 participants sur le temps d’une année. C’est un désir d’unir, pour faire œuvre. Je peux dire que la création Les Veilleurs a été un geste fondateur qui a engendré une foule de réflexions sur ma pratique sur scène et in situ, en dehors du théâtre, sur la manière d’envisager la création à travers d’autres modalités de travail.
Comment est née cette pratique de collectionner ce type d’images ?
A cette période, Internet avait déjà commencé à prendre énormément de place dans nos vies et la circulation des images était en train de se transformer, profondément. Notre relation à la photographie avait déjà changé depuis plusieurs années, avec l’arrivée du numérique, des téléphones portables, des réseaux sociaux. C’était très simple d’accéder à des images prises au cœur d’événements à l’autre bout de la planète, aussi bien dans la sphère intime que dans des zones à risques. Ce sont les contestations populaires du Printemps Arabe, fin 2010, qui ont d’abord enclenché ma pratique de collecte, puis je l’ai élargie à d’autres sujets, d’autres cultures. Les photos qui circulaient sur Twitter ou Facebook n’étaient plus uniquement celles prises par les photographes journalistes, mais aussi par de simples citoyens. Les corps que je voyais sur les photos, leurs gestes, se répétaient d’une image à l’autre. Depuis, je n’ai jamais cessé d’accumuler des images. Entre temps, j’ai continué à créer et à tourner des pièces à travers l’Europe, mais je crois que cette collecte d’images s’est pleinement inscrite dans le projet de WLDN, dans ma recherche, à l’extérieur des studios et des plateaux. Au même titre que la marche avec WALK en 2015, chercher et collecter des images est devenu une pratique à part entière, qui s’est précisée, pour devenir People United.
D’où viennent les images qui composent l’atlas de People United ?
L’atlas est composé d’environ 900 images aujourd’hui, venant d’internet, de médias internationaux, de certains réseaux sociaux. On y retrouve des images d’événements de ces dix dernières années, de rassemblements, de soulèvements, de protestations, de célébrations, de rituels, de danse. Ces images illustrent aussi bien des événements de notre histoire collective que des moments intimes ou anodins. Je ne souhaite pas forcément montrer l’Atlas au public, on connaît déjà toutes et tous son contenu, les photos font partie de notre inconscient collectif. Si, au départ, il était uniquement composé de photos de la dernière décennie, il s’est peu à peu étoffé pendant les résidences de création avec les artistes chorégraphiques. Certaines images « iconiques » plus anciennes et faisant partie de notre vécu collectif ont rejoint la collection ; par exemple, la photo du podium du 200 mètres masculin lors des Jeux Olympiques de Mexico de 1968, où l’on peut voir les athlètes Tommie Smith et John Carlos le poing levé et ganté de noir, en protestation contre la discrimination dont les citoyens noirs américains sont victimes.
Pouvez-vous revenir sur le processus de recherche et comment vous avez élaboré la chorégraphie à partir de cet atlas ? De quelles manières avez-vous composé, assemblé, mis en scène cette collection d’images ?
Il y a eu différentes étapes dans le processus de travail. Lors de la première résidence avec les danseurs, j’ai commencé à catégoriser les 900 photos avec des « labels » chorégraphiques, comme toucher, retenir, tirer, pousser, jeter, courir, ou selon les éléments importants qui caractérisaient la photo (une expression du visage, des objets…). Nous avons d’abord expérimenté différentes manières d’aborder physiquement ces images, de les incarner, de les composer et les décomposer. Un des enjeux principaux était de travailler ensemble à la recherche d’un « corps authentique ». Les photos montrent des individus, des corps citoyens : comment « fabriquer » un corps réel, en action, en train d’agir ? comment « fabriquer » un corps qui traverse plusieurs états, un corps constitué par ses relations, ses rencontres, ses occupations mais aussi son âge et son genre ? Avec les danseurs, nous avons ciblé une série de tâches, d’occupations, d’improvisations et de jeux que nous avons couplé avec le travail entamé pendant la création de Songlines : une improvisation collective d’une série de gestes, qui évoluent et mutent très progressivement, graduellement ; toujours ensemble, jamais ensemble. Il n’était pas possible d’isoler le corps du site où avait été prise la photo. Tous les détails étaient importants pour nourrir l’imaginaire et l’expérience de chacun : si le corps est dans l’herbe, sur le bitume, s’il fait chaud, nuit, s’il y a de la poussière, de potentielles odeurs, du bruit… Au-delà d’être dans la simple représentation, c’était important de développer un travail d’empathie. Pendant très longtemps, j’ai apporté des objets sur le plateau : des palettes, des briques, des bâtons, des pneus, des morceaux de tissus, des fleurs, des vêtements… etc. C’était primordial que les danseurs manipulent ces objets, aient leur poids entre les mains pour que leur corps puisse en garder l’empreinte. Ces périodes de travail en commun ont permis de construire une base de connaissances et d’expériences pour les danseurs. Au départ, nous avons travaillé avec une gamme très restreinte de 13 photographies. Puis le champ s’est élargi et nous avons abordé d’autres thèmes comme le carnaval ou le rite, en travaillant toujours de manière chronologique, du début de la pièce jusqu’à la fin.
Les répétitions de People United se sont déroulées dans le contexte de crise sanitaire. Comment le processus de création et le travail de la compagnie ont-ils été impactés par cette situation ?
Je me suis beaucoup questionnée sur la faisabilité de ce projet dans le contexte de pandémie. C’est une pièce grand plateau, avec une équipe de création de 15 personnes. Se réunir à 15 est en décalage avec la période que nous vivons, d’isolation et de confinement. Mais c’était impensable d’ajourner ce moment de création. Nous avons plus que jamais besoin de toucher, d’être ensemble. L’art, et surtout la danse, permet d’être connecté les uns aux autres. Je suis convaincue qu’être en mouvement, se rassembler, transmettre, partager ces moments artistiques, de poésie, trouve encore plus son sens aujourd’hui. Aussi, le sujet du rassemblement est particulièrement actuel, même si je travaille sur cette pièce depuis 10 ans, bien avant la crise sanitaire mondiale d’aujourd’hui. Puis éthiquement, en tant que porteuse de projet, je m’engage auprès des personnes impliquées dans la création, d’une manière ou d’une autre. Si nous, chorégraphes, on ne peut pas traverser cette période, comment font les intermittents et les individus en contrats précaires, qui dépendent de nous pour travailler ? Nous avons discuté tous ensemble, avec l’équipe artistique, avec les administrateurs aussi, et nous avons pris la décision collective de faire cette création. C’était vraiment essentiel pour nous, d’être ensemble, d’agir, d’écrire, en s’appuyant sur ce langage du corps, qui sera partagé avec les publics par la suite.
Quelles sont les difficultés d’envisager la création dans ce contexte d’incertitude et de crise sanitaire ?
Sans cesse s’adapter à la situation est très fatigant et créer demande aujourd’hui beaucoup plus d’efforts. On ne cesse depuis des années de chercher et de réfléchir à de nouvelles manières de faire et j’ai bien peur que cette crise ne fragilise encore davantage le secteur de la danse, que ce soit la création ou la diffusion. Selon l’étude publiée par l’ONDA en 2019 sur La Diffusion de la Danse en France de 2011 à 2017, un spectacle de danse est en moyenne présenté à un public 2,6 fois. Pourtant, la danse est une discipline fédératrice, inclusive, d’une richesse inouïe et complètement en lien avec son temps. Nous aimons la transversalité, la circulation des formes, la porosité entre les arts, l’ouverture à l’autre, le partage, l’altérité, la diversité. Le corps est au centre de nos envies. Nous créons des formes pour plateau, participatives, in situ et hors les murs. Chorégraphes et artistes chorégraphiques, nous menons de nombreuses actions artistiques et culturelles en milieu scolaire, pour le tout public… on s’adresse à tout le monde. Il n’y a pas de raison pour que la danse ne soit pas programmée partout. Malgré notre force, il y a un problème d’accès. Cela est aussi problématique lorsque l’on sait que les financements publics prennent en compte le nombre de représentations pour attribuer les subventions, ce qui fragilise encore la danse. La crise sanitaire va forcément impacter de nombreuses compagnies, notamment celles qui sont déjà précaires. Mais je suis aussi optimiste : nous avons besoin de la culture ; d’autant plus en ce moment. On y croit, on en rêve, on sait que c’est essentiel. Tous les citoyens ont besoin de culture, d’être face à face, d’être ensemble, de se sentir, se toucher. Nous sommes fatigués d’échanger via écrans interposés, le public a soif de revenir au théâtre, de participer à des projets artistiques. Prenons par exemple mon projet Les Veilleurs, qui va commencer à Hull au Royaume-Uni le 3 mai prochain. L’ouverture des inscriptions en ligne s’est faite le 3 mars à 10h. À 17h, les 730 participants avaient réservé leur créneau de veille ! On attend que ça !
People United, chorégraphie et direction Joanne Leighton. Équipe de création Lauren Bolze, Marion Carriau, Alexandre Da Silva, Marie Fonte, Yannick Hugron, Philippe Lebhar, Maureen Nass, Thalia Provost, Bi-Jia Yang. Design Sonore Peter Crosbie. Costumes Alexandra Bertaut. Scénographie lumineuse Sylvie Mélis. Régisseur général François Blet. Photo © Patrick Berger.
Joanne Leighton présente People United le 25 mai au Théâtre de l’Aquarium dans le cadre du festival June Events.
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