Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 29 septembre 2015
Accompagné conjointement par L’échangeur – CDC Picardie en résidence longue et le Manège de Reims, le danseur et chorégraphe Kevin Jean a été interprète pour Odile Duboc, Alban Richard, Myriam Gourfink, Pascal Rambert et Julie Nioche. Après La 36ème chambre (2011), solo suspendu par les pieds et Derrière la porte verte (2012), trio suspendu par les bras, il signe avec Des paradis une nouvelle pièce qui marque un retour à la terre.
Dans vos deux précédentes créations, La 36ème chambre et Derrière la porte verte, vous entretenez un rapport particulier avec la gravité. Qu’est-ce qui vous a motivé à l’époque dans la création de ces deux spectacles ?
Vaste question que celle de ma motivation. Comme dans beaucoup d’actes, de prises de décisions, d’engagements, de choix, la motivation est à la croisée d’énormément de « choses ». Une grosse nébuleuse qui porte en elle une histoire, un parcours, des vies, beaucoup de paradoxes, de contradictions, de l’inconscient par tonnes, de l’insu, du qui reste à découvrir, des rencontres, de la nécessité, de la névrose, de l’intuition, du hasard, de l’envie.
Un jour je me suis trouvé face à une incapacité nouvelle, une incapacité physique, un handicap. Je ne pouvais plus danser, plus courir, plus marcher ou jouer, sans douleurs. J’ai vécu intensément et physiquement ce qu’était la finitude, la non possibilité, l’impuissance, la diminution. Il y a des choses qu’on ne change pas et que je devais accepter. M’accepter fragile, diminué et impuissant. Mais en même temps, je me savais porteur de plein d’autres possibles que je n’imaginais pas et que je devais découvrir, de force et de puissance.
Que pouvais-je encore faire dans ce monde de la danse dans lequel je n’avais pas encore mis les pieds ? Le point de départ est là. Mais toute cette genèse dramatique n’est qu’une partie du parcours. J’ai eu envie de ne plus avoir les pieds au sol, de changer de point de vue pour percevoir différemment ma situation, l’accepter pour découvrir d’autres possibles : je me suis donc suspendu par les pieds. Pour ressentir ce changement de point de vue, pour accepter cette situation choisie, pour me transformer et me libérer, évoluer vers d’autres possibles. Le tout avec de la douceur, de l’envie de partages et d’empathie.
Il y a des choses qu’on ne change pas et la gravité en fait partie ; elle en est même l’exemple le plus frappant. Par contre, j’ai accès à la manière de la percevoir et de la ressentir, et je peux la changer. C’est ce rapport qui me fascine. Changer ma perception pour changer mon monde. Puis est venue la découverte d’un jeu, de sensations, d’une nouvelle façon de danser. Tellement loin de mes fantasmes et de mes rêves. La satisfaction de ne pas reproduire des choses connues, aussi. Découvrir qu’il y a encore des espaces pour inventer la danse d’aujourd’hui.
Petit à petit, la dimension dramatique a été évacuée, et j’en parle très peu, voir pas, pour ne pas tomber dans le facile et sensationnelle. Ce qui m’intéresse c’est ce moment où on se retrouve dans un espace avec le public et où on va vivre ensemble une expérience, certes limitée dans le temps, mais réelle, honnête, qui va nous changer. J’ai découvert que le public était en empathie, qu’il percevait simultanément des sensations corporelles propres et altérées. Certain dans le plaisir, d’autres dans la souffrance, selon leur propre vécu.
Derrière la porte verte s’ouvre sur la fin de votre précédent solo La 36ème chambre : suspendu à un point fixe.
Et progressivement, ce point fixe permet de plus en plus de déplacement, de jeu avec des principes physiques simples (pendule, force centrifuge). J’ai eu envie de continuer à travailler avec cette « altération de la perception de la gravité », et de ce qu’elle génère au niveau de la création de mouvement. J’étais curieux d’explorer un espace qui n’était ni le sol ni en l’air. Nous avons donc plongé de façon très expérimentale dans un nouvel environnement, une sorte d’interespace. Suspendu par un poignet mais avec les pieds au sol: autre installation, autres contraintes, autres possibilités de se mouvoir. En trio (avec Nina Santes et Alexis Jestin), la question de l’écriture et du rapport à l’autre s’est imposé. Une écriture avec des bornes dans un environnement contraignant mais directement lié à la perception de l’instant. Les membres de cette tribu qui vivent comme ça depuis la nuit des temps ou depuis cinq minutes, sont autonomes, responsables d’eux-même, mais savent aussi qu’ils sont connectés aux autres et se contaminent par leurs actions, par leurs choix et leurs présences. Prendre sa place, la laisser à l’autre. Se laisser contaminer, savoir qu’on doit re-nourrir l’écriture pour contaminer l’autre et jouer ensemble. Ça a été l’occasion de redécouvrir une énergie plus enfantine, dynamique, joyeuse, pétillante. Nous finissons par planer, voler, jouir de sensations agréables même si la suspension et notre environnement sont très contraignants et délicats à gérer.
Les états physiques que vous traversez semblent intiment lié à votre parcourt personnel. Avant d’être danseur, vous pratiquiez l’escalade et vous étiez accompagnateur en montagne. Une quête d’élévation ?
Avant de faire de la danse, j’ai beaucoup pratiqué des activités physiques de pleine nature et de glisse. Le lien que je fais avec la danse est encore une fois sur la question de la perception, du sensible, du sensitif. Ses activités me permettaient de jouer avec la notion de temps, d’espace, de plaisir et de ne pas être en compétition avec l’autre. Mais prendre plaisir dans la pratique en étant dehors, avec l’autre, dans l’eau, sous la pluie, avec le vent, la neige, les odeurs, les lumières, les sons, les forces générées par la nature. Une connexion à l’intuition, à l’instinct, à la prise de décision instantanée. Ce parcours sportif, cette histoire familiale, je la porte en moi même si j’ai défriché d’autre chemin via d’autres pratiques corporelles. Une quête d’élévation certainement. La nature des pratiques et la manière de pratiquer sont totalement révélatrices de nos choix politiques et philosophiques, ainsi que de nos positionnements sociétaux. Mais alors s’élever ensemble.
C’est intéressant de voir comment vos pièces voyagent du plateau à l’extérieur. Le lecture des corps n’est plus la même…
Lorsque j’ai crée La 36ème chambre, c’était une évidence que je voulais m’accrocher partout. Sous les poutres de l’Abbaye de Royaumont, dans un parc, sous les arbres, sous les ponts… Sortir de la boite noire et retrouver le plaisir de l’extérieur, un milieu ouvert et instable, devoir s’adapter à chaque fois à des arbres différents… Découvrir un autre rapport avec le public : une proximité simple et évidente. L’extérieur me permet aussi d’être assailli par le présent et de m’en servir pour dérouler mon écriture. Une feuille qui bouge, un nuage qui passe, quelqu’un qui se déplace. Il se passe beaucoup d‘évènements et je n’ai qu’à m’en servir pour me remplir de sensations.
J’aime aussi jouer en boite noire. La pièce prend un autre sens. Le focus se place sur le corps, l’attention se resserre sur le moindre micro mouvement. Un coté plastique apparaît et plonge le public dans un autre environnement, une autre histoire. Je suis fasciné par le fait qu’un environnement nous conditionne, nous amène à être et à faire d’une certaine manière. Comment ne pas le subir ? Comment en jouer ? Derrière la porte verte à une version extérieure aussi et nous nous adaptons aux possibilités d’accroches. Pour le moment en extérieur nous avons toujours joué en duo (avec Nina Santes). Il faut adapter la pièce, la réécrire partiellement pour la faire exister sous des arbres. Les distances changent, les branches sont souples, ne nous permettent plus les mêmes croisements, les mêmes jeux. S’adapter est pour moi une qualité importante. Parfois je peux en oublier de poser tout de même des limites, des cadres à ne pas dépasser, au risque de perdre en qualité ou de nous retrouver dans de vrais galères.
Votre nouvelle pièce intitulée Des paradis s’éloigne de votre recherche du corps suspendu. Quels sont les nouveaux enjeux que vous abordez dans cette nouvelle création ?
Je n’ai vraiment pas pensé mes recherches comme étant sur un corps suspendu. La suspension a été un moyen mais pas une fin. Une corde, c’est léger, facile à transporter, mais créer également des installations très contraignantes. Des paradis sera une nouvelle occasion de se créer un monde, un nouvel environnement et de découvrir comment y vivre et de s’y découvrir. De retourner au sol aussi, à la terre, au territoire.
L’environnement nous façonne au quotidien et nous en perdons la conscience parfois. Quel comportement tu adoptes pour t’adapter à une ville, à Paris, à l’eau, à la montagne, à une
mangrove ? Créer de toute pièces des environnements physiquement contraignant me stimule. Je n’ai pas le choix, je dois les accepter, accepter les contraintes inhérentes, les difficultés, m’adapter. Je n’ai pas envie de lutter, de dénoncer, de montrer ce qui ne va pas. Nous nous trompons souvent à penser une situation sans issues. Je ne peux pas toucher à la gravité comme je ne peux pas avoir prise sur certaines situations. Il me reste à travailler à les voir et à les vivre différemment, à les accepter et à accepter un déplacement, une transformation en moi. C’est cette transformation que je veux partager.
Pour autant, je ne souhaite pas tomber dans une sorte de relativisme tiède. Je reste attentif et pense qu’il faut se battre et lutter dans beaucoup de domaine de nos vies individuelles et collectives. Choisir ses combats et la manière de les mener. Après avoir traversé deux pièces très marquées par une forme d’acceptation et par l’abnégation, j’ai soif de remettre en avant les questions de résistances, surtout dans le contexte social actuel. Je pense qu’être doux, gentil, souple, enthousiaste est une forme de résistance face à une normalisation de la compétition, de la pensée individuelle, de la dureté.
Comment résister et à quoi ? J’ai envie de créer des paradis, du rêve, de l’utopie, de résister au climat anxiogène actuel, à cette vision apocalyptique du monde. Je pense que c’est un vrai acte de résistance actuellement que de s’enthousiasmer et de rêver. Je veux créer nos paradis ici et maintenant et ça c’est une façon de ne pas me résigner. J’ai envie d’explorer diverses modalités de la résistance : en douceur, en puissance, comme un liquide, avec joie, avec humour, en combattant…
La matière de Des paradis semble puiser dans l’imaginaire personnel de chacun des interprètes, comment avez vous travaillé avec vos partenaires Laurie Giordano et Bastien Lefèvre ?
J’arrive avec des idées, des envies, des intuitions et elles rencontrent les interprètes. J’ai un imaginaire, des pistes, des intuitions, des gouts, des sensations et l’essentiel est de réussir à les partager avec Bastien, Laurie et toute l’équipe de création. Qu’ils puissent s’en saisir et y mettre leurs propres histoires, leurs propres imaginaires pour que cela fasse sens pour eux et résonne avec leurs parcours de vie et mémoires.
Concrètement nous avons échangé sur ces questions de rêves, de paradis, d’utopies, mis des mots, partager nos différences et nos analogies. A quoi tu rêves ? Résister, à quoi, pourquoi, comment ? C’est quoi être puissant, qu’est ce qui empêche ta puissance de se libérer pleinement, comment la mettre en œuvre ? Comment on peut vivre ensemble dans des petits espaces ? On regarde des vidéos, des images, on se regarde danser, on fait des expériences, on s’échauffe longuement avec des pratiques qui nous plongent en nous, nous centre, on discute, s’accorde ou non. On se plonge dans des improvisations, on expérimente. Puis on partage nos sensations, nos traversées. Et petit à petit on construit un langage commun.
J’insiste sur les directions qui m’attirent, essaye de laisser la place à leurs envies ; leurs expliquent pourquoi mes choix et l’importance qu’ils ont pour cette pièce. On se contamine mutuellement. Cette création vient nous déplacer, perturbe nos fonctionnement, nous bouscule parfois. On touche à des questions d’interactions, à nos places, nos égos, nos capacités, nos limites. On se découvre différent de ce qu’on croit ou aimerait être. Et on essaye de le faire avec douceur !
Le plateau est vide mais vous évoluez dans ce qui semble être des volumes. Comment avez-vous travaillé l’espace ? Peut-on parler de scénographie ?
Les deux pièces précédentes ont un espace scénographié. Sobre, simple, brut mais existant et pensé. Avec cette envie de continuer à questionner la création d’environnement, je souhaitais retourner au sol, mais sur un sol particulier, dans un espace matérialisé. Avec un peu la peur du vide, la matérialisation me rassurant. Et puis au fur et à mesure du travail, mes envies ont changé. J’ai eu envie de retourner de plus en plus à un territoire nu, j’ai fait des tests avec des matières, des volumes et je n’étais pas convaincu. Pas pour cette fois. Je crois qu’une certaine idée de la sobriété m’attire et que j’ai aussi appréhendé le vide avec moins de craintes, et avec l’envie de le remplir des personnes. Il y a donc eu de moins en moins de matérialisation et je pense, qu’au final, il n’y en aura plus du tout. Nous avons trouvé des matières grâces à des contraintes physiquement présentes mais désormais nous n’en avons plus besoin. Cela nous a permit même de passer à une autre étape de travail, plus profonde chez l’interprète et encore plus en lien avec nos interactions. Comment nous cohabitons ? Comment nous coexistons, sommes ensembles ? Il reste un espace qui aura une qualité de glisse avec une matière particulière.
Vous avez créé la coopérative La Fronde avec la danseuse et chorégraphe Nina Santes, comment s’organise cette structure?
Ne pas reproduire, questionner et créer en tendant vers une utopie. Partager des idées politiques, une vision du monde, des points de vues sociologiques, philosophiques, une éthique, une soif d’engagement. Confronter et accepter des différences, cette richesse. Créé il y a quatre ans, La Fronde est née pour supporter le travail de Nina Santes ainsi que le mien. Se structurer différemment, de façon mutualiste, à plusieurs, partager, se serrer les coudes, être solidaire, y aller ensemble, groupé, sans perdre nos différences et identités artistiques propres ; malgré les réticences face à l’horizontalité du milieu institutionnel et les incompréhensions perceptibles. Porter des expériences différentes, innovantes, y croire, se planter, se tromper, réessayer mais ne pas subir, ne pas perdre espoir, envie, se battre pour nos rêves à tout niveau et aussi au niveau de la production et des conditions d’émergences de nos arts.
Conception Kevin Jean. Création et interprétation Laurie Giordano, Kevin Jean, Bastien Lefèvre. Lumière Sylvie Garot. Son Ruben Nachtergaele. Costumes Valentine Solé. Photo © Nina Santes.
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