Propos recueillis par Mélanie Jouen
Publié le 30 juin 2022
Jordi Galí élabore pour l’espace public un travail minutieux, généreux, qui repose sur l’interaction du corps avec la matière et leur mutation mutuelle. Une interaction tissée de cordes, de nœuds, de bois et de métal autour d’une poétique de la fonction du geste et de l’objet. Sa dernière création, Anima, est une pièce monumentale et éphémère manipulée en temps réel par six interprètes. Métaphore du souffle de vie, de l’âme, cet arbre pulmonaire se dilate puis se rétracte en une puis deux respirations. Conversation avec un artiste qui relie en un seul mouvement le corps dansant, pensant et faisant.
Après vingt ans sur les plateaux, vous bâtissez depuis une quinzaine d’années des architectures éphémères dans l’espace public, urbain ou paysager. Qu’est-ce que ces « arrangements provisoires » racontent de l’évolution de votre rapport au temps, à l’espace, au corps et à l’objet mais aussi des processus de déconstruction et de reconstruction qui vous ont traversé ?
J’ai débuté la danse à 6 ans, je suis entré au conservatoire à 16 ans puis je suis parti à Bruxelles. Dans les boîtes noires des théâtres, j’ai dansé avec de grands chorégraphes (Wim Vandekeybus, Anne Teresa de Keersmaeker, Maguy Marin). Quand j’ai voulu exprimer mon désir de création, j’ai réalisé qu’il m’était difficile de trouver mon propre langage, à quel point mon corps de danseur était un corps surinformé, imprégné des vocabulaires d’autres locuteurs. En 2005, installé à Lyon, j’ai pu travailler à Ramdam, le centre d’art fondé par Maguy Marin et c’est là que j’ai commencé à explorer la construction. Je suis issu d’une famille de bâtisseurs et finalement, mon expérience de l’objet, de la fabrication, précédait celle de la danse. À travers cette façon concrète de travailler, le rapport à la matière induit une objectivation qui m’est nécessaire : je suis bien interprète mais je ne suis plus protagoniste. En 2008, je signe T, une pièce au plateau, fondatrice de ma démarche dans laquelle je construis une machine improbable qui rappelle les sculptures de Tinguely. Puis c’est en Espagne, lors d’une résidence de création pour un nouveau solo, que j’ai commencé à travailler dehors avec des troncs et des cordes, à expérimenter le temps et le geste de la construction. Depuis, mon travail repose sur des hypothèses que j’expérimente avec très peu d’éléments, et porte sur la transformation mutuelle du corps et de la matière qui fonde notre rapport au monde. Mes pièces se conçoivent lentement, se construisent avec le temps du geste nécessaire et invite le temps du regard curieux. Concernant l’espace public, au début, c’était plus une démarche intuitive qu’une décision politique car j’étais las des studios et ça m’a fait du bien de travailler dehors. Plus tard, j’ai pris conscience qu’à l’extérieur, ce que je fabrique propose au spectateur une manière de retrouver son propre regard, sa propre écoute par rapport au contexte dans lequel les pièces sont partagées.
Le corps-bâtisseur ou le corps-matière que vous avez jusqu’alors convié dans les créations précédentes se retire avec Anima. Depuis la périphérie, il devient un corps-opérateur qui anime la structure en manipulant des poulies et des leviers. Est-ce le seul savoir chorégraphique qui fait du geste technique un acte esthétique ?
Ce travail nécessite les outils du danseur : le rythme, la mémoire du geste, la coordination, la présence. L’objet justifie le geste et permet une stratégie dramaturgique : avec l’objet, je crée une situation qui a du sens, qui crée une logique, un système de contraintes au sein duquel les interprètes préservent le sensible. Quand je demande aux artistes de charger et décharger, de monter et démonter, cela permet de créer une intimité avec la topologie de la structure. C’est un apprentissage anatomique de l’objet qui se fait par l’habitude du geste, qui s’invente en fabriquant l’objet. Par exemple, c’est parce que l’interprète connaît le poids de l’objet qu’il va le prendre par son centre de gravité pour créer un déport. Au bout du compte, je vais chercher le corps du paysan, du cuisinier, du mécanicien, le geste utile pour créer un objet inutile. Le geste chorégraphique arrive tardivement dans le processus de création, il vient récolter les fruits d’un chemin d’apprentissage. L’écriture semble simple parce qu’elle est économe, elle se situe dans le champ ergonomique, logique. Ni danse, ni non-danse, elle peut être inaperçue. Mon travail chorégraphique repose sur le fait de faire émerger le geste déjà présent dans le corps, et c’est par la répétition de celui-ci, un principe que l’on retrouve à la fois dans l’acte chorégraphique et dans l’acte artisanal, que l’interprète va apprendre à le faire aisément. Le geste devient aisé parce qu’il devient fondamental, transversal, anatomique, parce qu’il n’appartient plus à la sensibilité de l’interprète, à son état physiologique ou à sa spécificité individuelle. Ce qui m’intéresse c’est de retrouver quelque chose d’universel.
Le terme anima signifie en latin souffle, âme, et le lieu où s’accroche le souffle de la vie. Le dispositif de la pièce met en œuvre l’apparition et la disparition d’une architecture, manipulée par une communauté de six personnes. Une manifestation en temps réel qui œuvre comme une inspiration et une expiration. Qu’est-ce qui vous a mené à vouloir animer l’inanimé ?
Dans une précédente pièce intitulée Orbes, les corps eux-mêmes créaient des structures complexes en équilibre et déséquilibre, selon des protocoles mathématiques et géométriques reposant sur le hasard et la symétrie. Je me suis demandé si on pouvait avoir le même effet en créant du vide entre les corps et en mettant au centre l’objet comme protagoniste. Dans Anima, l’objet n’est plus outil ou brique, il est marionnette. J’ai cherché à engendrer la possibilité de rendre sensible le mouvement, la souplesse, la vie d’une matière inerte. Dans la pièce, la structure s’élève puis redescend, comme un poumon, comme la poche d’une cornemuse. La structure s’échafaude à 15 mètres de hauteur, en 6 étages constitués de 3 éléments qui nécessitent quelques 80 commandes pour monter l’ensemble. Chacun des 6 interprètes a parfois 3 commandes dans les mains pour gérer 2 aspects différents de 2 éléments différents. Le fonctionnement de la structure relève d’une expression collective, d’une écriture minutieuse. Pour ce faire, il y a la nécessité d’un souffle commun, d’une coordination sophistiquée qui se fait de plus avec les musiciens, en déplacement dans l’espace. J’ai toujours pensé mes pièces comme des expériences mais celle-ci est plutôt un événement. Comme les castells dont je me suis inspiré, elle est fragile, éphémère, se construit, culmine pour se déconstruire en un même flux.
Vous dites souhaiter « confondre le principe de manipulation avec celui d’animation », qu’en est-il ?
Il y a quelque chose de politique qui traverse toutes mes pièces : comment redonner une place au geste artisanal, au low tech, à tout ce qu’on peut faire avec peu, à notre capacité d’inventivité ? Tim Ingold, dans son livre Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture nous parle de remettre au goût du jour l’apprentissage par le geste. La manipulation, c’est faire avec la main et les interprètes manipulent, activent la structure qui s’anime d’un principe vital, d’une énergie. William Morris évoque aussi l’impact de l’industrialisation sur la manufacture, la perte de la sensibilité de l’ouvrier dans l’objet, la manière dont l’industrialisation crée une scission entre force de travail et qualité du produit. Peut-on se réapproprier la possibilité que la main soit dotée d’imagination, de sensibilité ? Peut-on reconsidérer l’intelligence du geste bien que cela mette en échec notre côté rationnel ? Cette intelligence du geste, du faire, charge le travail d’une sensibilité, d’une émotion, pour donner à voir une forme de beauté.
La métaphore du souffle de vie s’accompagne d’une métaphore politique portée par la tenségrité. Pouvez-vous expliciter ici votre vision ?
J’emploie dans mon travail ce principe de tenségrité, néologisme qui vient des termes anglais tension, tensil et integrity. Cette compréhension de l’organisation des structures est apparue dans les années 1950 grâce à Richard Buckminster Fuller aux Etats-Unis et David Georges Emmerich en France. Il faut donc imaginer une structure légère qui se stabilise à partir d’un réseau de tensions, de tractions, de compressions ; une structure au sein de laquelle tout effort des éléments qui la constituent se répercute à l’ensemble de la structure. C’est une poétique des forces, du mouvement constant qui s’inscrit dans une écologie de la construction : comment faire plus avec moins ? Elle convoque la métaphore politique d’un fonctionnement équitable de société : et si on arrivait à répercuter des charges pour que chaque élément, à sa juste place, puisse endosser confortablement l’effort en adéquation avec ses capacités ? Avec les corps on retrouve une même situation. Pour faire équipage, il faut que chacun prenne sa place, qu’il y ait une juste répartition des tâches. J’éprouve pour ce principe une fascination mécanique et esthétique.
« Anima a pour point de départ l’image d’un grand arbre avec son feuillage, ses ramilles, rameaux et branches » écrivez-vous, et cet arbre nous parvient, au final, sans tronc ni racines. Quelle place tiennent le vide et la suspension dans cette architecture ?
Dans un sens, la structure vient ponctuer le vide car c’est la distance entre les éléments de la matière qui permet de penser l’espace. Je parlais précédemment des castells, des châteaux catalans éphémères, ces bâtis humains très fragiles et logiques : les gabarits les plus forts sont en bas, les plus fins en haut et c’est toujours un enfant qui vient couronner la construction, culminer au sommet. À ce moment-là, il y a un important changement musical, une suspension, qui précède la descente. C’est très intense, très émouvant. C’est cette image de la suspension, du climax, qui m’a donné envie de faire monter en dernier l’élément le plus fin, le plus frêle, dans une sorte d’absurdité du geste. La plupart de mes pièces reviennent finalement à construire quelque chose de très grand pour un événement très petit, infime. C’est une question d’attention, de temps, d’équilibre.
Pour cette création, comment procédez-vous pour passer de l’idée à la matière, à l’écriture performative du geste technique ? Quelles sont les étapes de votre processus créatif ?
J’ai une pratique de la corde et du nœud depuis longtemps, que j’ai étendue lors des premières étapes du processus de création d’Anima aux jeux manuels de ficelles, avec l’idée que différents corps puissent être reliés de cette manière. C’est un exercice ludique, complexe, dont des anthropologues attribuent l’origine simultanée dans plusieurs régions du monde à l’émergence de la pensée mathématique. En décembre 2018, j’ai donc mené un premier temps de travail où j’ai fabriqué ainsi de petites choses puis j’ai invité l’équipe à un laboratoire pour connecter les corps avec des mâts, des élastiques etc. Ensuite, en collaboration avec Julien Quartier, danseur-menuisier et Katia Mozet, régisseuse, j’ai réalisé une maquette et ensuite, avec l’ensemble de l’équipe, un premier prototype à l’échelle ¼ pour créer le système de commandes et de cordages. Cela a permis d’écrire, d’affiner la technique, de commencer à jouer. Le prototype nous permet de savoir que la structure répond aux lois de la physique, mais nous avons ensuite à trouver le chemin en construisant une première ébauche, défectueuse forcément, avant la vraie structure. En 2022, lors de la dernière étape avec cette structure finale, nous réalisons enfin l‘élévation et la descente, la conduite et un protocole du geste. Une dernière fraction rendue possible parce qu’il y a eu auparavant trois ans de travail. La structure naît donc intégralement à la fin du processus et c’est elle qui nous impose une dramaturgie. Une fois qu’elle existe, on élague le geste pour conserver le plus optimal, pour organiser ce qui est déjà là. Ma direction est minimale, je procède par petites touches pour permettre de voir ce geste.
Pour la première fois, vous percez le silence de vos créations en conviant le sonneur Erwan Keravec à créer une pièce pour cornemuse et biniou. Le souffle et le son que celui-ci produit répondent au flux, au continuum corps, mouvement et matière. Qu’apporte cet autre élément sensoriel ?
Lorsqu’on est dans un musée, devant un tableau, l’expérience des couleurs et des formes est une expérience en soi. Pourquoi le geste ne se suffirait pas de cette dimension incomplète ? Chez Maguy Marin ou Anne Teresa de Keersmaeker, la structure musicale dynamise les corps dans l’espace. Dans mon travail, c’est le geste lui-même qui cherche à produire quelque chose. Mais cette fois, en m’inspirant des castells qui sont le plus souvent accompagnés de bombarde, j’ai eu envie de puiser dans les versions contemporaines du folklore musical et j’ai découvert la cornemuse. Erwan Keravec, aussi sauvage et à la marge des attendus que moi, défriche depuis plus de vingt ans une proposition pour la cornemuse contemporaine. Pour cette création, l’idée est que l’instrument propose un chemin émotionnel au spectateur. Face à cette structure manipulée depuis sa périphérie par un ensemble d’interprètes reliés par un système de cordages et de poulies, les deux musiciens se déplacent, jouent entre instabilité du son et équilibre fugace, pour accompagner l’élévation et la descente, moduler la perception sonore de chaque spectateur. Lorsque nous serons aux Tombées de la Nuit à Rennes, face au Parlement de Bretagne, la cornemuse et le biniou sonneront sûrement plus fort encore.
À travers vos pièces, quelles expériences souhaitez-vous offrir au spectateur ?
Le travail avec l’objet et la matière m’a permis de retrouver une concordance entre mon ressenti et celui du spectateur, ce qui était plus insaisissable pour moi quand mon seul outil était le corps. Je fabrique des pièces qui ne cherchent pas à accaparer toute l’attention, à être totales, ce sont des prétextes pour activer la perception du spectateur. Je peux proposer un ralentissement mais ce qui se passe dépend du lieu, du contexte, de la situation. Maibaum durait 3h et permettait au spectateur de suivre la transformation de la lumière, du son, du passage, de son état émotionnel. D’ailleurs, je me souviens que lorsque nous l’avons présenté à Rennes en 2015, des gens faisaient des barbecues à côté. J’invite les gens à être présents à eux-mêmes. Ce que je propose vient révéler la poétique de l’espace, du temps, de la perception de ce qui existe déjà, autour de l’œuvre. Dans l’espace public, si j’arrive à créer une concentration, à proposer un changement de temporalité par la précision, la densité, la complexité de l’action, peut-être est-il possible que le spectateur redevienne sensible, attentif à ce que l’on fait, à ce qu’il voit, aux autres. Et ça, ça ne m’appartient plus.
Conception Jordi Galí. Création et jeu Anne-Sophie Gabert, Lea Helmstädter,Konrad Kaniuk, Julia Moncla, Jérémy Paon, Jeanne Vallauri. Jeu en alternance avec Jordi Galí, Julien Quartier, Silvère Simon. Compositeur Erwan Keravec. Musiciens live Erwan Keravec et Tangui Le Cras, avec Mickaël Cozien et Adrien Laperche. Collaboration technique et construction Julien Quartier, Katia Mozet. Réalisation de la structure Nicolas Picot/C3 Sud Est et CEN.Construction. Photo © Guillaume Robert.
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