Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 28 avril 2023
Après avoir questionné nos représentations et perceptions de la nature et de la sexualité dans la société, Mette Ingvartsen poursuit sa recherche sur l’observation de phénomènes ou de pratiques sociales en s’intéressant cette fois-ci à l’écosystème du skatepark. Véritable hétérotopie pour certain·es, les skateparks sont des lieux de rencontre, d’expérimentation, d’entraide, d’invention, d’émancipation, de contestation, de liberté et de plaisir. Et si le skatepark était un micro-modèle du monde, que pourrions-nous en apprendre ? Avec sa nouvelle création Skatepark, la chorégraphe regarde cet espace partagé comme une métaphore de notre société et explore avec un groupe de skateur·euses quelles nouvelles formes d’unité et de coexistence la pratique du skate peut offrir. Dans cet entretien, Mette Ingvartsen revient sur la genèse de cette recherche et sur le processus de création de Skatepark.
Après avoir questionné nos représentations et perceptions de la nature et de la sexualité dans la société, vos derniers projets semblent aborder de nouvelles questions et réflexions… Pourriez-vous partager les différentes réflexions qui animent aujourd’hui votre recherche artistique ?
En effet, ces trois dernières années mon travail s’est engagé dans une nouvelle direction… Les séries Artificial Nature Series (2009-2019) et The Red Pieces (2014-2017) étaient des cycles thématiques avec lesquels je me suis focalisé sur un sujet de manière kaléidoscopique, alors que les pièces que j’ai développées récemment ne partagent pas de sujet commun, mais plutôt une approche plus générale vers une chorégraphie élargie et perméable. Pour le moment, cette recherche se base sur l’observation de mouvements qui existent déjà dans l’espace public (par exemple le skateboard) ou dans le monde (comme les mouvements migratoires) pour comprendre ce qu’ils expriment, ou ce dont ils sont l’expression. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler avec des interprètes non professionnels. Pour The Life Work, j’ai travaillé avec des femmes japonaises âgées de 70 à 80 ans qui ont émigré en Allemagne lorsqu’elles avaient une vingtaine d’années. Et dans The Dancing Public, j’interagis avec le public en tentant de réactiver des mouvements et des récits sur des épidémies dansantes qui ont eu lieu dans les rues au Moyen Âge. Je pense que ma nouvelle création Skatepark poursuit ce chemin…
Comment cette nouvelle création s’inscrit-elle dans votre recherche ?
Skatepark n’est pas si différent de mes précédentes pièces si on le regarde d’un point de vue conceptuel. Mes projets partent souvent de l’observation de phénomènes ou de pratiques sociales que j’essaie de comprendre par le biais de la chorégraphie. Et c’est aussi le cas pour Skatepark. Ce qui est diffère ici, c’est que je collabore pour la première fois avec plusieurs interprètes de différentes générations dont une grande majorité de non danseur·euses professionnel·les. Cette équipe est composée de douze skateur·euses et danseur·euses âgé·es de 11 à 35 ans. Cette particularité a bien sûr nécessité que je réajuste ma pratique et la manière dont j’ai l’habitude de travailler avec mes interprètes.
Pour Skatepark, vous vous êtes intéressé à l’univers du skatepark. Comment votre curiosité s’est-elle focalisée sur cet endroit et ses usagers ? Pourriez-vous retracer la genèse de cette nouvelle création ?
L’idée de Skatepark est née il y a quatre ans, à une période où je passais beaucoup de temps avec mes deux enfants au skatepark des Ursulines à Bruxelles. J’ai trouvé la vitesse et la précision des mouvements des skateur·euses très impressionnantes. Cet espace m’a également permis de me reconnecter à une époque de ma vie, lorsque j’étais adolescente, où je faisais moi-même du patin à roulettes. J’adorais me déplacer sur des roues, observer la fluidité du mouvement et la sensation de pouvoir défier les lois physiques… Malgré cette apparente fluidité, le skate est une pratique laborieuse qui nécessite de s’exercer pendant très longtemps avant d’obtenir des résultats et de sentir libre sur des roulettes. Je trouvais intéressant de regarder cette pratique comme une métaphore de notre société en général. Et si le skatepark était un micro-modèle du monde ? Que pourrions-nous en apprendre ?
Comment avez-vous initié le travail de recherche ? Qu’est-ce que vous avez «appris» en vous intéressant à cette pratique ?
Le mythe des débuts du skateboard – celui qui raconte comment les surfeurs californiens sont passés de la mer à l’asphalte un jour où les vagues étaient basses – a été pour moi une belle image pour commencer à fantasmer sur ce projet. Je trouvais la transformation d’une pratique en une autre très inspirante, même si j’ai appris plus tard que le skateboard existait bien avant que les surfeurs de Venice Beach popularise cette pratique… J’ai découvert également dans le documentaire Dogtown and Z-Boys que la pratique du skate est également lié à la rébellion et à l’intrusion dans des propriétés privées en Californie, où les skaters – dont certains sont devenus célèbres et légendaires, patinaient dans les piscines vides jusqu’à l’arrivée de la police. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser au skateboard : en tant que pratique anti-establishment, de contre-culture, de rébellion ou d’approche anarchiste de la propriété privée et attitude anticapitaliste. Depuis longtemps, les skateparks font l’objet d’un débat animé car leurs constructions vont à l’encontre de cette définition initiale de la pratique illégale du skateboard dans les rues ou les piscines. Le skate est à la fois une pratique anti-establishment et une activité hautement commercialisée. C’est un style de vie pour certains mais c’est aussi un sport olympique. C’est la liberté cooptée par le capitalisme mais c’est aussi une véritable possibilité de se sentir libre et autonome en se déplaçant dans l’espace publique. Le skate est une pratique solitaire, compétitive et brutale mais elle peut-être aussi communautaire et inclusive. Historiquement, il s’agit aussi d’une discipline très masculine, ou les patineuses n’ont tout simplement pas reçu la même attention que leurs homologues masculins. Mais j’ai l’impression que cette configuration est en train d’évoluer aujourd’hui, notamment à Bruxelles où des collectifs de skateuses initient de jeunes skateuses et pensent des espaces de pratique plus inclusifs. En tant que femme chorégraphe, ces questions ont été importantes à considérer. Comment donner de l’espace et une voix aux filles et aux femmes dans un skatepark ? Ce que j’essaie de comprendre avec ce travail, c’est quelles nouvelles formes d’unité et de coexistence le skate peut offrir, comment cette pratique peut créer des communautés, des «familles», des «foyers» alternatifs, et comment cela produit de nouvelles manières, plus inclusives de partager l’espace public.
Vous développez une recherche que vous nommez «chorégraphie perméable». Pourriez-vous définir cette pratique ? Comment se concrétise-t-elle dans Skatepark ?
J’ai probablement toujours travaillé en considérant la chorégraphie comme pratique perméable aux autres disciplines artistiques, aux questions sociales et politiques, aux théories et aux pensées, aux voix et à la musique, à la technologie et à la nature, à tout ce que vous pouvez imaginer pour la reterritorialiser et la sortir des limites de l’histoire de la danse en tant que pratique isolée du corps. Je considère la chorégraphie perméable comme une manière de regarder et d’essayer de comprendre le monde et ses mouvements. Avec Skatepark, j’ai considéré ce que signifiait de représenter un skatepark sur une scène. Lorsque j’ai commencé à travailler sur cette pièce, je pensais au départ la présenter dans un véritable skatepark en plein air, mais au fur et à mesure que j’avais dans le processus de réflexion, je me suis rendu compte qu’en plus du skateboard, je m’intéressais également aux petits rituels qui entourent cette pratique : s’asseoir, manger, boire, parler, écouter de la musique, chanter, danser, rire, faire la fête, etc. Ces différentes activités, ainsi que la pratique du skate, devaient être considérées comme chorégraphiques et être recadrées. Sinon, elles allaient être simplement naturalisées dans leur propre environnement et je ne me sentais pas à l’aise avec cette idée. Le déplacement sur la scène me semblait donc nécessaire, toujours en étroite collaboration avec les skateur·euses et danseur·euses. Avec ce projet, j’ai eu aussi envie de tendre la main aux communautés de skateur·euses présentes dans les villes où la pièce est programmée et de les inviter dans le théâtre. Nous organisons un atelier quelques mois avant de venir jouer, et nous invitons également certains des skaters que nous rencontrons à venir participer à notre projet de transformer les espaces du théâtre en skatepark.
Pourriez-vous partager le processus de création ? Comment avez-vous constitué cette équipe hétéroclite ?
Pour moi, le processus de création a vraiment commencé au moment où j’ai commencé à me rendre régulièrement dans des skateparks pour trouver des skaters. Trouver tous les interprètes a été un long processus qui a duré plus de six mois. Je cherchais des personnes capables de s’entendre comme un groupe d’amis intergénérationnel qui aime passer du temps ensemble. J’ai passé beaucoup de temps dans le skatepark, accompagnée par Ian Dykmans et plus tard par Damien Delsaux qui joue maintenant dans la pièce, pour trouver les interprètes. Sur les douze interprètes, neuf sont des skateur·euses et trois sont des danseur·euses professionnel·les qui ont une vraie pratique du skate. Nous avons commencé par travailler dans un skatepark situé dans un ancien bâtiment industriel à Erembodegem, juste à l’extérieur de Bruxelles. Il y avait toutes les rampes et tous les éléments dont nous avions besoin pour comprendre comment développer la scénographie par la suite. C’était une période très stimulante et déterminante car je commençais à tester les idées que j’avais en tête depuis déjà plusieurs mois… Puis ensuite, lorsque nous avons eu assez de matériaux pour travailler, nous avons migré en studio de danse que nous avons transformé en skateparks pendant quelques semaines, en attendant que la scénographie soit construite.
Comment avez-vous imaginé l’espace du skatepark ?
La scénographie a été développée en collaboration avec Antidote Skateparks, une entreprise spécialisée dans le design et la construction de skateparks en béton. J’ai travaillé en étroite collaboration avec Pierre Jambé, qui est lui-même skateur, et nous avons réalisé ensemble une première ébauche du parc de manière à ce qu’il corresponde aux idées chorégraphiques que je souhaitais explorer. Étant donné que l’architecture du parc allait définir entièrement la dramaturgie de la pièce, j’ai dû écrire un premier scénario avant même de commencer les répétitions. Je savais que l’architecture du parc devait permettre différentes formes de variations dans les déplacements, je voulais avoir la sensation d’un half-pipe (module de skatepark qui prend la forme d’un double tremplin courbe, ndlr) et que l’espace ressemble à une place publique avec une sorte de «scène» pour un concert dans l’un des coins… Avec Pierre, nous nous sommes d’abord assis au skatepark des Ursulines à Bruxelles et nous avons observé l’architecture de ce lieu avec tous les mouvements qui le traversent. C’est ici que les premiers dessins ont été réalisés avant de modéliser le premier modèle via un logiciel 3D. Je suis très reconnaissante à Pierre et Stéphane Thonnard (designer et ébéniste, ndlr) pour leur persévérance et leur dévouement, ainsi qu’à toute l’équipe technique du Théâtre National de Bruxelles qui s’est chargé de la construction du parc.
Quelles forces avez-vous souhaité matérialiser dans cet espace ?
J’ai imaginé le skatepark comme un espace hétérogène accueillant de nombreuses cultures, origines, âges, langues et voix, mais aussi de nombreux styles musicaux, codes vestimentaires, situations, activités et atmosphères. À travers la lumière, le son et les costumes, nous avons essayé de refléter cette sorte d’hétérotopie qui, dans notre cas, est peut-être aussi une utopie construite. Un endroit où la coopération est plus importante que la compétition, où les amitiés et les alliances semblent régner, où patiner ensemble est tout aussi important que patiner seul, où les différents genres et origines ont la possibilité de s’exprimer, et où différents niveaux de compétence en patinage peuvent coexister, parce que quelque chose d’autre que la virtuosité compétitive est en jeu.
Vous collaborez une nouvelle fois avec la créatrice lumière Minna Tiikkainen et les artistes sonores Anne van de Star et Peter Lenaerts. Pourriez-vous partager la dramaturgie de ces deux médiums ?
Avec Anne van de Star, nous avons décidé d’utiliser différents haut-parleurs, de la même manière que les riders apportent leurs propres haut-parleurs au skatepark pour écouter de la musique. Nous utilisons également le système sonore du théâtre pour passer d’une réalité à l’autre. Avec Peter Lenaerts, nous avons travaillé sur la manière de faire bouger le son ou de le faire «patiner» dans l’espace. Avec Minna Tiikkainen, nous nous sommes basées sur l’observation des lumières de la ville et comment nous pouvions recréer ces sensations sur la scène. Nous avons pu constater que même en plein jour, il y a toujours beaucoup d’autres lumières allumées dans la ville, souvent avec des intensités beaucoup plus fortes. Il y a aussi des changements de couleur plus subtils de la lumière en raison des nuages qui dérivent ou qui couvrent le soleil… Puis pour la scène finale, nous avons exploré l’idée de capturer l’énergie et le chaos d’une fête à travers la lumière.
Justement, pour cette scène finale, Jennifer Defays a imaginé des costumes particuliers… Pourriez-vous revenir sur l’histoire de ces figures ?
Jenny Defays a travaillé sur comment les costumes, le maquillage et les masques peuvent donner accès à des sensations vertigineuses. Dans son Livre La Conjonction interdite (2022) qui est en quelque sorte une introduction à la pratique du skateboard, l’artiste visuel Raphaël Zarka décrit le vertige comme étant directement lié à la sensation de se déplacer sur des roues par les skateur·euses. Il y analyse la pratique du skate à travers différentes définitions et considère le skateboard comme un jeu de vertige, comparable à tournoyer sur soi-même jusqu’à tomber de vertige ou les sensations physiques qu’on éprouve sur des montagnes russes…Les masques sont des outils qui favorisent l’accès à ces sensations vertigineuses, car ils nous permettent de nous perdre, au moins pour un moment. Ils participent à une transformation du corps que Foucault décrit magnifiquement dans son texte sur le corps utopique : «Se masquer, se maquiller, se tatouer, ce n’est pas exactement, comme on pourrait l’imaginer, acquérir un autre corps (…), c’est faire entrer le corps en communication avec des puissances secrètes et des forces invisibles» . Comme le skateboard !
Concept et chorégraphie Mette Ingvartsen. Assistant chorégraphique Michaël Pomero. Dramaturgie Bojana Cvejić. Avec Damien Delsaux, Manuel Faust, Aline Boas, Mary-Isabelle Laroche, Sam Gelis, Fouad Nafili, Júlia Rúbies Subirós, Thomas Bîrzan, Briek Neuckermans, Indreas Kifleyesus, Arthur Vannes, Camille Gecchele, Mathias Thiers et des skateurs et skateuses locaux Laurène Begaud, Christopher Cafournet, Antonin Malartic, Aurèle Robquin, Garance Tassin Mostini, Vincent Szewczyk. Photo © Bea Borgers.
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