Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 3 mai 2023
Après avoir sondé les profondeurs du noir dans Πόλις (Polis) à travers de multiples récits récoltés sur plusieurs territoires, Emmanuel Eggermont explore dans Aberration le champ chromatique du blanc et resserre sa recherche sur seulement quelques témoignages recueillis auprès de proches. S’appuyant sur l’étymologie du mot aberration (aberrare), qui désigne l’écart entre la direction perceptible d’un astre et sa direction réelle, le chorégraphe s’est intéressé au processus de reconstruction individuelle après un événement traumatique et livre une performance expressive aux trajectoires minimales et figuratives. Dans cet entretien, Emmanuel Eggermont partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création d’Aberration.
Aberration est le troisième opus d’une recherche autour de la couleur. Peux-tu revenir sur la genèse de ce grand projet, me dire comment il est né ? Qu’est-ce qui a suscité ton intérêt à creuser la couleur comme une thématique ou un sujet ?
Au départ, je n’avais pas l’idée de développer une étude chromatique sur plusieurs pièces. Tout a commencé lors d’une résidence à L’L à Bruxelles, je travaillais alors sur Πόλις (Polis), qui interrogeait la formation et l’organisation de la « cité ». La couleur noire est apparue par hasard, à la suite d’une séance de travail avec ma collaboratrice Jihyé Jung. A travers sa pratique photographique, son regard nourrit mon travail de création depuis plusieurs années. Un jour, elle n’a pris que des photos en noir et blanc et j’ai réalisé que les scènes qu’elle avait saisies se révélaient beaucoup plus fortes en nuances de noirs qu’en couleur. J’ai pris conscience que la monochromie agissait comme un nouveau prisme, permettant la multiplication des projections possibles et renforçant le travail de matière et de texture que je développe dans ma danse. En questionnant le noir et en m’inspirant du travail de Pierre Soulages sur l’Outre-noir, je me suis aussi concentré sur la lumière. Dans un deuxième temps, le Gymnase CDCN m’a invité à participer au programme Twice. Avec la chorégraphe Robyn Orlin, nous devions chacun·e créer une pièce à destination du jeune public formant un même programme. J’ai souhaité questionner une nouvelle fois la perception, cette fois-ci en m’appuyant sur le phénomène lumineux des phosphènes. Les couleurs et les formes changeantes de la pièce La Méthode des Phosphènes, invitent le public à aiguiser son regard et à stimuler sa capacité de projections subjectives. La couleur permet une connexion plus directe avec le jeune public. Dès lors, je savais que la prochaine pièce étudierait le champ chromatique du blanc. Même si, tout comme Πόλις (Polis), dont le noir révèle la lumière, Aberration n’est pas une pièce uniquement sur le « blanc », mais révèle aussi une part d’ombre…
Pour le processus de création de Polis, tu avais fait énormément de rencontres pour nourrir le terreau de la pièce. Qu’en est-il pour Aberration ?
Au cours du travail sur Πόλις (Polis), j’ai défini un processus de création : celui de sortir du studio, d’aller voir ce qui se passe dehors, et de s’imprégner de la ville dans laquelle on travaille en rencontrant plusieurs acteur·rice·s de la cité (archéologue, historien·ne, habitant·e·s…). Ces rencontres sont devenues une matière première d’une grande richesse. Pour Aberration, je souhaitais continuer à travailler sur le même modèle. Mais cette fois-ci, en rencontrant des personnes qui avaient réussi à surmonter une épreuve, un bouleversement dans leur vie, en m’intéressant à leur parcours de reconstruction. J’ai ainsi commencé par interviewer des gens que je connaissais personnellement, en ayant à l’esprit que ça allait être le début d’une longue collecte de témoignages. Mais leurs histoires étaient tellement fortes et bouleversantes que je me suis rendu compte rapidement qu’il ne faisait plus sens de continuer à accumuler d’autres histoires comme pour Πόλις (Polis). J’étais ici au cœur de l’intime et ce que ces récits évoquaient agissaient déjà à plusieurs niveaux. Leur complexité m’a fait changer de cap pour me concentrer plus précisément sur ceux-ci et leur accorder toute l’attention qu’ils méritaient.
La couleur blanche a-t-elle conditionné un imaginaire de travail en particulier ? Quelles étaient les éléments qui vous ont mis au travail ?
Plus que le blanc, c’est la monochromie qui était déterminante à mes yeux, c’est vraiment un outil formidable, permettant d’aller assez loin dans l’utilisation d’images évocatrices, tout en gardant une forte possibilité de projections personnelles. Le blanc laisse au·à la spectateur·rice la liberté de définir tout un panel de visons et de couleurs fantasmées. Au cours de mes lectures sur la couleur, j’ai découvert une phrase de Kandisky qui a profondément nourri la conception d’Aberration : « Le blanc, sur notre âme, agit comme le silence absolu. (…) Ce silence n’est pas mort, il regorge de possibilités vivantes. (…) C’est un « rien » plein de joie juvénile ou, pour mieux dire, un « rien » d’avant toute naissance, avant tout commencement ». Il y avait ici un chemin en lien avec l’idée de reconstruction. Aussi, car le blanc peut être à la fois une référence au commencement et à l’enfance, tout comme il peut être un aboutissement. C’est ce qu’on retrouve dans les œuvres de certain·e·s artistes, comme chez le peintre Roman Opalka. Durant les quarante dernières années de sa vie, il s’est employé à peindre en blanc sur fond gris, une progression numérique de 1 à l’infini en ajoutant 1% de blanc dans la peinture servant de fond jusqu’à obtenir un décompte monochromatique presque imperceptible. Dans mon travail, je m’appuie régulièrement sur des références artistiques. Bien sûr, toutes ces références ne sont jamais citées explicitement au plateau mais nourrissent mes réflexions au travail. Certains de mes choix sont très intuitifs, je m’autorise toujours à m’écarter du sujet, mais je suis surpris de voir comment il finit par refaire surface et comment ces premières intuitions font sens à la fin.
L’écriture chorégraphique de la pièce semble prendre aussi racine dans des imaginaires et des figures figuratives… Dans notre précédent entretien, tu me disais employer les termes de « matières » et de « textures » pour parler de ta danse. Peux-tu revenir sur les « matières » et les « textures » qui circulent dans Aberration ?
Je vois cette pièce comme une suite de tentatives. Pour moi, il n’y aurait pas de sens à écrire des phrases de mouvements et à les figer. C’est pour ça que j’utilise souvent les mots de texture et de matière pour parler de mon travail. Je me souviens d’une citation de Françoise Dupuy qui m’a longtemps accompagné : « Le danseur ne cherche pas à émouvoir ou à transmettre ses émotions au public, il danse et c’est la texture de sa danse qui devient émouvante ». Je ne cherche pas à émouvoir mais à être éveillé, dans l’instant, et à sentir toutes les parties de mon corps en relation avec l’environnement sonore et scénographique. Le travail du·de la danseur·se, pour moi, est à cet endroit-là : être en connexion totale avec sa matière de danse. C’est ce que j’appelle le mouvement sincère et essentiel. Même si le mouvement n’est pas totalement écrit, il n’y a pas d’improvisation, j’évolue dans un canevas chorégraphique avec des matières qui sont définies, parfois très simples ou parfois plus complexes, en lien avec des réactions physiques aux objets que j’utilise ou bien formant des images qui se greffent à des positions ou des mouvements. Elles se composent d’une multitude de couches de références que je superpose comme des calques. Pour évoquer la construction chorégraphique d’Aberration, je peux prendre aussi l’exemple d’un jeu de tarot dans lequel on piocherait des cartes au hasard. Certaines sont des cartes à point, comme un sept ou un dix, elles correspondraient à une matière dansée abstraite, réaction organique à la thématique. D’autres sont des cartes à personnages comme l’Ermite ou la Mort, et pourraient correspondre à certaines figures développées au plateau. Cette alternance de figures et de matières dansées forme une suite de réminiscences chorégraphiques que je dois traverser et accepter. Sans être un autoportrait chorégraphique, et dans la veine de ces parcours de (re)construction, je suis allé puiser dans mon parcours et dans des expériences qui ont façonné le danseur et le chorégraphe que je suis aujourd’hui, allant de l’expressionnisme au minimalisme le plus radical. Pour Πόλις (Polis) , j’avais fait le choix de travailler avec cinq interprètes d’horizons différents, il y avait plusieurs histoires et corporéités qui cohabitaient au plateau, ici c’est comme si nous avions fait un zoom sur une histoire. Aberration est un solo, mais d’une certaine manière, j’ai la sensation d’être accompagné par beaucoup plus de présences dans Aberration que dans Πόλις (Polis)…
Avec Aberration, tu collabores à nouveau avec la plasticienne Élise Vandewalle. Peux-tu revenir sur la plasticité de ton écriture chorégraphique, de tes affinités avec les arts visuels ?
J’ai une certaine sensibilité pour l’architecture et les arts plastiques. Chaque pièce est l’occasion de développer un espace-temps aux propriétés singulières. Aussi, je travaille régulièrement avec des objets ou des matériaux. Ils peuvent être source de mouvements et disparaître quand ils ne sont plus nécessaires, ou se révéler avec la danse et ne plus avoir besoin d’elle pour exister d’eux même. Dans mes scénographies, j’aime dépasser leur apparente simplicité et révéler leur potentiel. Même si j’ai la sensation de réaliser des œuvres picturales plus que des chorégraphies, je ne me revendique pas plasticien. Je me documente et je m’entoure d’une équipe aux champs d’actions variés, avec qui je mène des conversations. Par exemple, je suis toujours très attentif au travail de la plasticienne Élise Vandewalle. Je l’ai rencontrée il y a maintenant quelques années à son invitation à travailler sur un de ses projets et notre collaboration s’est ensuite poursuivie sur trois de mes pièces. Avant d’enclencher le processus d’Aberration, je me souviens avoir vu une de ses expositions, avec notamment des iconographies de statues grecques sur lesquelles étaient apposées des chutes de cuir récupérées d’une maroquinerie de luxe. Ce travail de fragmentation de corps cachait et détériorait l’image mythique, mais ces manques ne la fragilisaient pas, au contraire, ils en révélaient une nouvelle lecture. Ça m’a profondément marqué. Élise travaillait également sur des armures, mêlant métal et céramique : j’aimais aussi beaucoup cette idée d’armure fragile… J’ai senti des liens possibles avec mon travail en cours, je lui ai donc proposé de m’accompagner une nouvelle fois dans ce processus. Je l’ai invitée à plusieurs reprises pour suivre des séances de travail. Ce type d’échanges est précieux pour moi.
Le musicien Julien Lepreux est également l’un·e de tes collaborateur·rice·s fidèles. On peut déceler dans le paysage sonore des accents presque liturgiques. De quelle manière avez-vous travaillé pour que la musique vienne révéler ta danse au plateau ?
Julien Lepreux a déjà signé les partitions des trois pièces précédentes. Nous avons maintenant développé une complicité nous permettant d’aller assez vite à l’essentiel. Comme moi, il est sensible à la matière et il n’a pas peur d’aller au bout d’une idée. Pour Π ολις (Polis), il avait enregistré les sons produits par les éléments scénographiques mais aussi les atmosphères des théâtres dans lesquels nous répétions, qu’il a superposés couche par couche pour créer des paysages sonores. Ce travail entrait en résonnance avec l’organisation stratigraphique de la pièce. Dans La Méthode des Phosphènes, les textures sonores et leur spatialisation réagissent aux formes et aux couleurs qui apparaissent et se transforment au cours de la pièce. Je trouvais donc cohérent de lui confier la création musicale de cette troisième étude. Pour Aberration, l’environnement sonore est en lien avec le champ chromatique du blanc mais surtout avec la thématique révélant la fragmentation et l’altération des sensations. Instinctivement et culturellement, je rattache le blanc à des concepts positifs, au spirituel et au sacré, et j’associe spontanément le son de l’orgue à ces notions. J’ai donc proposé à Julien Lepreux, de prendre l’orgue comme point de départ mais d’en altérer la perception. Il s’est emparé de cette proposition, par exemple en nous faisant entendre des réminiscences sonores d’un autre temps, aux tonalités liturgiques, mais dont la distorsion électronique en actualise la perception. Cette matière sonore crée d’abord un trouble, puis laisse entrevoir sa beauté à travers ses modulations. Et par là, elle invite le·la spectateur·rice à accueillir les fragments chorégraphiques sans juger de leur cohérence, allant jusqu’à lui faire ressentir une sensation d’organisation harmonieuse.
Peux-tu revenir sur ce titre énigmatique : Aberration ?
Le titre de la pièce se réfère à l’origine du terme latin aberrare, signifiant un écart entre la direction apparente d’un astre et sa direction réelle. Aberration sous-tend une étude chorégraphique qui éprouve notre aptitude à envisager les perspectives d’une reconstruction après la déviation soudaine d’une trajectoire de vie. Il ne s’agit donc pas d’énoncer ni de tenter de reproduire aux plateaux les aberrations et les traumatismes qui hantent notre quotidien mais de questionner notre capacité à les dépasser en acceptant les résurgences de sensations désordonnées qu’elles provoquent en nous. J’ai conscience de l’imaginaire que ce mot peut produire et je m’amuse de ce genre d’écarts de compréhension. Pour moi, le titre d’une pièce est déjà une opportunité de mettre l’accent sur les sujets qui me tiennent à cœur, comme ici les aberrations écologiques et sociales auxquelles nous devons faire face actuellement…
Vu à l’ADC Genève. Concept, chorégraphie et interprétation Emmanuel Eggermont. Collaboration artistique Jihyé Jung. Musique originale Julien Lepreux. Création lumière Alice Dussart. Consultante artistique Élise Vandewalle. Photo © Jihyé Jung.
Aberration est présenté les 3 et 4 mai à La Manufacture CDCN
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