Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 4 décembre 2019
Depuis maintenant plus d’une quinzaine d’années, Damien Jalet multiplie les projets artistiques et les pas de côtés hétéroclites : de l’Opéra national de Paris à la nouvelle tournée de Madonna « Madame X Tour », en passant par une collaboration avec Thom Yorke et Paul Thomas Anderson pour le géant américain Netflix ou encore avec le réalisateur Luca Guadagnino pour le remake de Suspiria, le danseur et chorégraphe franco-belge trace une étonnante trajectoire en rhizome. Si l’artiste multiplie les projets que certain·e·s pourraient qualifier de mainstream, il poursuit également ses collaborations avec des compagnies de danse internationales et confirme ainsi son talent manifeste. Avec sa dernière création Omphalos pour la compagnie Ceprodac, Damien Jalet est parti au Mexique à la recherche de ses mythologies et de ses pans d’histoire oubliés. En résulte une pièce mystique à la beauté irradiante, reflétant les mystères et les fantasmes de cette culture.
Vos pièces font souvent suite à un déplacement. Pour vos derniers projets vous êtes parti à Bali, au Japon, en Écosse, en Islande, en Australie, en Indonésie, en Suède…
C’est vrai que j’aime déplacer géographiquement mes zones d’explorations. Être constamment en déplacement était une situation que je vivais déjà lorsque j’étais danseur pour des compagnies internationales. Je voyageais énormément à l’étranger, sur d’autres continents, je découvrais constamment de nouveaux pays et de nouvelles personnes… C’était extrêmement stimulant mais passé l’euphorie des premières tournées, j’ai commencé à ressentir une certaine frustration de n’être toujours que de passage dans des endroits, de ne connaître que les hôtels, les théâtres et les aéroports… C’était au final assez superficiel comme manière de découvrir des lieux, des cultures… Lorsque j’ai eu la possibilité de faire mes propres projets, j’ai fait le choix de ralentir les tournées mais de continuer à voyager pour, justement, travailler sur place, localement, sur de longues périodes. Aujourd’hui, avec chacune de mes pièces, j’essaie de saisir l’essence d’un endroit et l’inconscient qui s’exprime de manière spécifique d’un pays à un autre, quel type de langage chorégraphique se développe en résonance à un lieu, une culture, une communauté…
Retrouvez-vous des récurrences, des points d’accroche communs, entre ces différents voyages ?
Au fur et à mesure de mes voyages je me suis bien sûr rendu compte de certaines récurrences dans les choix, conscients ou non, que j’ai pu faire. J’ai énormément travaillé dans des régions qui ont une forte activité volcanique : je suis réellement fasciné par l’énergie qui se manifeste dans ces pays. Il y a une relation au monde qui est différente : ce sont des endroits qui tremblent, qui sont fragiles, où la nature n’est pas contrôlable… Au Japon, en Indonésie, même en Islande, j’ai l’impression qu’il y a dans ces cultures une plus grande place donnée à la notion d’invisible, et cela se manifeste de manière très profonde dans la culture – extrêmement ritualisée dans le cas du Japon et de l’Indonésie… J’essaie réellement d’apprendre de chaque processus, de me laisser imprégner par quelque chose qui me dépasse et de comprendre ce qui me fascine dans ces endroits. Je suis sûr et certain que je n’aurais pas pu faire Omphalos autre part qu’au Mexique. La pièce est enracinée à ce que j’ai pu observer, percevoir là-bas. Ces trois mois sur place ont été réellement bouleversants, j’y ai développé un sentiment passionnel à cette terre, à cette culture, il y a quelque chose d’extrêmement sensoriel et de mystérieux dans ce pays.
Que cherchiez-vous en allant au Mexique ?
J’étais avant tout fasciné par leur rapport le rapport des Mexicain·e·s au temps, leur calendrier, leur numérotation, qui ne se distingue pas de manière linéaire, mais cyclique, à travers des cosmogonies… C’est un rapport beaucoup plus complexe et poétique qui trouve énormément de connexions avec l’ailleurs… Le Mexique est un pays qui a toujours regardé le ciel et qui a créé toute sa mythologie sur l’observation des étoiles. Lorsque je suis allé au Mexique pour la première fois en 2005, j’ai trouvé que c’était une culture très américanisée et consumériste mais en revenant plusieurs fois et en restant sur place j’ai commencé à trouver énormément de saillies dans la culture précolombienne et préhispanique que je sens toujours présente malgré la colonisation du pays. Mexico est une ville construite sur les vestiges d’une autre, il y a quelque chose de très mystérieux dans ces multiples strates d’architectures temporelles : inconsciemment ces couches d’histoires influent sur les habitants et j’aime activer mon travail dans cet imaginaire. Mais je ne vois certainement pas cette ville comme un wonderland mythologique : Mexico est une mégalopole extrêmement dense avec des éruptions de violences, un haut taux de criminalité, le trafic de stupéfiants s’est terriblement aggravé. Il y une forme d’instabilité liée à cette ville, souvent par ailleurs traversée par des secousses sismiques meurtrières… La réalité sociale de la ville et du pays peut sembler âpre et étouffante et en même temps habitée par une énorme force vitale et une culture magnifique…
Comment ce voyage a-t-il nourrit votre recherche ?
Au-delà de toute cette relation au ciel et à l’astronomie, j’étais extrêmement attiré par leur relation à la terre, à toute cette histoire enfouie, aux choses qui ressurgissent du sol… À Mexico City même, la relation à cette histoire est très spéciale car les sous-sols de la ville regorgent de vestiges, d’ossuaires… A chaque fois qu’il y a des travaux urbains, ils découvrent de nouvelles choses… Ces découvertes permanentes animent cette mémoire oubliée qui transpire de la ville… J’ai réalisé plusieurs recherches avec Catalina Navarrete, qui est la fille de deux grands archéologues mexicains spécialistes du Mexique préhispanique. Nous sommes donc parti·e·s dans le sud du pays avec Jean-Paul Lespagnard (qui signe les costumes d’Omphalos, ndlr.) visiter des ruines, des sites archéologiques de la péninsule du Yucatan, le site maya de Tikal, au cœur de la jungle du Guatemala… Je souhaitais dans un premier temps comprendre ces constructions, le rapport à ces architectures, à leurs mythologies… Même si toute cette histoire fait aujourd’hui partie d’une forme de folklore collectif, j’ai découvert sur place que beaucoup de Mexicain·e·s urbain·e·s ne savaient finalement pas grand-chose de l’histoire de leur propre terre. Puis en travaillant avec les danseur·se·s de la compagnie, je me suis rendu compte que cette génération était aujourd’hui totalement déconnectée de cette histoire. Pendant le processus d’Omphalos, j’ai souhaité que l’on se reconnecte en partie avec cette histoire oubliée. Le but n’étant jamais de reproduire quoi que ce soit, mais de partir de ces structures mythologiques et de les faire résonner avec notre époque afin de développer notre imaginaire propre, créer une mythologie personnelle qui trouverait ses racines dans ces vestiges, comme s’il s’agissait d’explorer une archéologie de l’inconscient. Pour le coup Omphalos, est vraiment inspiré du mot “cosmologie” , qui peut être abordé de manière purement scientifique ou mythologique. Si ces deux aspects sont souvent complètement séparés, je vois la scène comme un endroit où les deux peuvent entrer en fusion.
Comment la collaboration avec la compagnie Ceprodac s’est-elle initiée ?
J’ai rencontré Eleno Guzmán Gutiérrez en 2010 lorsqu’il était directeur associé du Centre des arts de San Luis Potosí, une ancienne prison transformée en centre d’arts ouvert à toutes les disciplines. Lorsqu’il fut nommé à la direction générale de la compagnie Ceprodac en 2016, il m’a invité à venir créer une pièce avec les danseur·se·s. La compagnie Ceprodac est l’unique compagnie de danse contemporaine nationale de cette taille au Mexique, la seule qui reçoit des subventions de l’État. Leur répertoire était jusque-là composée de petites pièces : aucun projet fédérateur qui fédérait tou·te·s les membres de la compagnie. Au vu du répertoire et des précédentes créations de la compagnie, Omphalos est une pièce extrêmement ambitieuse, avec vingt danseur·se·s. Je suis heureux car c’est la toute première fois qu’ils sont toutes et tous réuni·e·s, ensemble, sur scène. Géographiquement, ils·elles viennent tou·te·s du même endroit, et lorsque je les vois tou·te·s ensemble j’ai réellement la sensation qu’ils·elles portent en elles·eux un espace en commun. Nous avons dans un premier temps travaillé dans les studios situés dans le centre historique de Mexico puis lorsque le décor fut construit – une immense parabole de 12 m de diamètre et d’environ 6 m de hauteur – les répétitions ont été délocalisées dans le seul endroit qui pouvait accueillir la structure : un grand studio de cinéma situé au sommet du volcan Ajusco à 3 500 mètres d’altitude. L’air était rare et ce contexte de création a généré un rapport au souffle particulier pendant l’écriture de la pièce : les inspirations et les expirations des danseur·se·s font désormais partie de la chorégraphie. Puis le soir lorsque nous revenions en bus, on voyait toute la ville illuminée, presque une vue aérienne de la mégapole dans laquelle nous habitions… Tout ce contexte a énormément affecté mon imaginaire pendant le processus de création…
Justement, quelle est l’histoire de ce décor ? Dans la continuité de vos précédentes pièces Yama et Skid, la chorégraphie est une nouvelle fois pensée pour un espace entièrement incliné…
Le décor est une reproduction d’une antenne parabolique abandonnée qui se trouve en Angleterre à Stenigot dans le Lincolnshire Wolds et qui a été construite pendant la Seconde Guerre mondiale. J’aime l’idée que cet objet soit un symbole contemporain de science et de communication, que ce soit une ruine du futur qui appartient au passé… La parabole rejoint également cet imaginaire autour du ciel, de capture de l’invisible, de notre relation au cosmos. Dans toutes mes pièces, en effet, il y a toujours un dispositif qui fait que les danseur·se·s sont dépassé·e·s par quelque chose, ils·elles sont comme dans des lieux de passage, des lieux intermédiaires… Dans Skid, les danseur·se·s évoluent sur une pente inclinée à 34°, dans Yama les corps sont concentrés sur une petite surface entourée de vide… Pour ce qui est d’Omphalos, danser sur cette surface concave qui tourne sur elle-même est une contrainte qui force à trouver de nouvelles manières de se tenir, de bouger : la force gravitationnelle est différente, il y a une forme d’instabilité à dompter à chaque instant… Je crois que j’aime mettre les corps dans des limites physiques très contraignantes car cet état permet de libérer une forme de présence plus intense… Les lois physiques, l’anatomie et la gravité sont des éléments très concrets qui peuvent être manipulés pour aller vers une autre forme de perception du geste, qui interroge, remet en question et ouvre une dimension existentielle voire parfois spirituelle…
Cette quête de spiritualité et de rituel, traversent l’ensemble de vos pièces et semblent être au coeur de votre recherche artistique.
Dans mon tout premier solo Venari en 2008, je dansais avec des bois de cerf sur la tête. Quelques années plus tard, dans le film The Ferryman (Le Passeur des lieux) du réalisateur Gilles Delmas, nous avons fait un lien avec ce personnage que j’incarne avec l’une des toutes premières peintures de l’Humanité : le « chamane dansant » retrouvé sur les parois de la grotte des Trois-Frères en Ariège. Plusieurs théories avancent que ces peintures pariétal étaient à l’origines des rituels, comme l’est – j’en suis convaincu – l’origine de la danse elle-même. Un rituel est toujours lié pour moi à une quête de transcendance, une manière de marquer le temps, ou de le percer. Et c’est d’ailleurs ce qu’il se passe pour toute œuvre d’art marquante : elles percent le temps. Ce que je trouve terrible dans la danse, c’est que c’est un art de l’éphémère, il disparaît aussitôt qu’il se crée, mais en même temps, c’est également l’art qui incarne au mieux la transcendance. C’est la raison pour laquelle je suis réellement intéressé par les manifestations de transes et les états de conscience altérée. Je ne prétends pas que les danseur·se·s de mes spectacles parviennent à l’état de transe dans mes créations. J’essaie simplement de les mettre au cœur de dispositifs complexes où leur concentration est telle qu’ils·elles ne peuvent jamais être pleinement conscient·e·s de ce qui émanent d’elles·eux. Pour ma part, je me souviens avoir déjà éprouvé des sentiments très intenses en dansant : sortir de ma propre identité, devenir quelque chose d’autre… Le rituel touche à l’indicible, à l’invisible, et fait ressurgir des choses oubliées, anciennes, qui nous dépasse… Ces questions de notre place dans le monde, de notre présence physique et spirituel, sont à la racine de ce que j’explore aujourd’hui dans mon travail : à partir des mythes, des légendes, des histoires qui révèlent l’essence d’une civilisation, d’une communauté… Aujourd’hui, avec du recul, je peux dire qu’Omphalos est une pièce qui interroge la limite du monde, la limite du temps. Elle est en soi une pièce existentialiste, dans la manière où elle dit notre volonté de transcender ces limites.
Vu au Théâtre National de Bretagne à Rennes dans le cadre du Festival TNB. Chorégraphie et direction artistique Damien Jalet. Collaboration artistique Eleno Guzmán Gutiérrez. Assistanat à la chorégraphie Aimilios Arapoglou, Gabriela Ceceña. Son Marihiko Hara, Ryūichi Sakamoto. Costumes Jean-Paul Lespagnard. Décors Jorge Ballina. Lumière Víctor Zapatero. Photo © CEPRODAC.
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