Propos recueillis par Marie Pons
Publié le 26 mars 2021
Ouvrir en douceur l’espace d’un trio, pour soulever les questions qui entourent la construction sociale de la masculinité. Avec Dans le mille, Kevin Jean invite à ses côtés Calixto Neto et Soa de Muse à composer une alliance de figures troublantes, qui chamboulent par leurs danses les attributs supposés, fabriqués ou fantasmés que l’on projette sur un corps assigné homme à la naissance. Où la recherche du plaisir peut être révolutionnaire, et les jeux de regards et de pouvoir renversés afin de proposer une sortie hors du champ de la domination. A l’orée de la création de la pièce, Kevin Jean évoque ce qui guide cette traversée.
Tu sembles porter une attention particulière à la notion d’environnement dans ton travail. Est-ce que c’est la première donnée à laquelle tu réfléchis et tu t’attelles en entamant une création ?
Pour répondre, il faut que je revienne un peu en arrière. Je crois que je suis sensible, depuis le début de mon travail, à observer comment un environnement ou un univers agissent sur moi, sur mon corps. Cela s’est fait de façon assez empirique au départ, assez vite j’ai aimé créer des environnements contraignants, qui permettent de se poser des questions : qui suis-je dans cet espace, comment est-ce que j’y interagis, comment je m’y découvre ? Cette recherche est passée dans mes pièces précédentes par la création d’installations, par des jeux de modification de perception de mon propre poids avec la gravité, celle-ci étant comme un archétype de ce qui est inaltérable, ce sur quoi je n’ai pas prise mais qui me connecte à mes sensations. Ces contraintes ont généré de nouveaux rapports au monde, à mon corps et à la création de mouvements. Je pense par exemple à La 36ème chambre, pièce où je suis suspendu par les pieds. L’environnement y est contraignant mais je cherche paradoxalement beaucoup de douceur. Au moment d’aborder Dans le mille, je me suis interrogé sur ces principes d’écriture. Je me suis demandé s’il y avait besoin pour cette pièce d’une nouvelle installation, de la présence de forces contraignantes ou s’il fallait que je m’en détache.
Est-ce que la contrainte est présente d’une façon ou d’une autre dans la pièce alors ?
Peut-être qu’il y a des endroits de contraintes que je ne vois pas encore, car ils ne sont pas aussi forts que de s’accrocher la tête en bas. Mais par exemple, il y a une contrainte dans certains mouvements que l’on explore dans Dans le mille : être à quatre pattes, être dans la répétition d’un mouvement concentré dans le bassin. Se contraindre à une certaine typologie de mouvements, c’est une façon de se mettre en jeu qui est à la fois réductrice et qui ouvre plein de possibles, dans le côté hypnotique notamment. Je crois que nous explorons une contrainte sociale liée à la construction des identités de genres. Si l’on parle de dispositif, l’enjeu du travail scénographique interroge cette fois-ci la relation entre nous qui sommes interprètes au plateau et le public. J’avoue que je commence à être fatigué de ces positions prédéfinies, où certaines personnes arrivent pour s’installer confortablement dans un fauteuil alors que nous venons nous placer sous leur regard, se faire juger, consommer. Je me demande comment sortir de là pour proposer autre chose. Avec Dans le mille il y a ce fantasme de créer un autre rapport. Ce serait une expérience que l’on peut partager parce que l’on choisit tous et toutes d’être là, et que la présence de chacun.e est nécessaire. Il n’y aurait pas une position de confort et de juge mais un espace de vie partagé, une communauté créée. Concrètement le public sera installé dans un espace semi-circulaire autour du plateau, assez proche de nous. C’est important pour moi de questionner ce qu’est une danse intime, ce que c’est d’adresser une danse à quelqu’un dans une proximité. Malgré les contraintes actuelles je garde cette envie de danser dans cette proximité avec le public.
Dirais-tu que l’endroit qui t’intéresse dans ce travail se situe dans la coexistence entre un sentiment de douceur et une proposition forte, comme une façon de ne pas refuser une confrontation possible ?
Tout à fait. Peut-être que cette pièce peut bousculer à certains endroits, puisqu’elle déplace un peu les codes implicites de la représentation en danse contemporaine, mais j’ai envie de trouver la douceur là-dedans. Il y a finalement peu de propositions de dispositifs artistiques qui tentent une autre forme de proximité au public, Nina Santes (avec qui Kevin Jean a fondé La Fronde en 2011, plateforme coopérative qui accompagne le travail des deux artistes, ndlr.) l’a fait avec ses pièces Hymen Hymne et République Zombie par exemple, où les interprètes et le public partagent un même espace, voire où ce dernier est assis sur le plateau. Souvent il y a un implicite, chacun.e est dans son coin. Ceci dit je ne cherche pas à être dans la provocation, j’essaie de créer les circonstances pour que les spectateur.ices puissent partager ce moment au mieux, et si ce dispositif vient piquer à certains endroits, j’espère qu’il soit aussi accueillant, doux. Et bien sûr si certains aspects mettent à distance quelqu’un qui assiste à la pièce cela ne m’appartient plus, parce que l’on a toutes et tous des histoires différentes. Je travaille à mettre du soin dans l’accueil, dans le moment, et la suite se joue dans la pluralité de nos réceptions.
Par où as-tu abordé et commencé à décortiquer la masculinité ? Le moins que l’on puisse dire c’est que c’est un gros sujet.
C’est un gros sujet, et c’est épuisant. Ce sont des journées entières de discussion. Avec mes partenaires de scène Calixto Neto et Soa de Muse, nous avons énormément échangé lors des deux premières semaines de rencontre et cela continue d’être le cas au fur et à mesure du processus. En parlant ensemble, il s’agit de partage d’expériences, de partage de l’intime, de générer des savoirs entre nous. Je suis arrivé avec des questions qui sont propres à mon chemin intime, et ces questions ont pris de nouvelles orientations parce que Soa et Calixto n’ont pas les mêmes expériences que moi. Le travail avance grâce à ces temps d’échanges, à l’accueil de nos différentes paroles. Une vraie confiance et un espace d’intimité se créent ainsi, au contact de notre capacité à s’écouter, à ne pas se juger, à se donner, se soutenir… C’est un énorme travail, qui est remis en question assez régulièrement au cours du processus, précisément parce que certains endroits de questionnement sont partagés par nous tou.tes et d’autres non. Par exemple, si je pose la question : peut-on refuser d’être un homme ? Je la pose depuis ma position de personne blanche assignée homme à la naissance. Et cela n’a pas les mêmes implications si Calixto ou Soa y répondent. C’est pour ça que l’on passe par beaucoup d’échanges, pour vérifier où on en est, ce que chacun.e consent à faire ou non. Se faisant on parle de la structure, du cadre que l’on doit poser pour se sentir les un.e.s et les autres en pleine puissance dans la proposition.
Comment as-tu eu envie de constituer cette équipe, de travailler avec Calixto Neto et Soa de Muse ?
C’était une intuition, car l’on n’avait jamais travaillé ensemble auparavant. Quand je pensais à ce projet, je le rêvais en trio, tout en me demandant avec qui ce serait possible de partager ces questions sans rencontrer de résistance a priori, avec quelqu’un·e qui aurait entamé ce chemin de réflexion lui-même. Partager nos points de vue m’apparaissait comme une richesse et une chance. Je sentais qu’il pouvait y avoir à la fois des questions partagées entre nous, et que nos parcours de vies amèneraient des réponses différentes. Leur danse m’intéressait aussi, lorsque j’ai vu Soa en tant qu’interprète dans les pièces de Nina Santes par exemple, ou Calixto Neto dans son propre solo oh!rage, quelque chose dans leur corporéité respective m’a touché. Cette intuition s’est confirmée à travers nos échanges, qui ont fait bouger le projet à des endroits auxquels je ne m’attendais pas. Convier dans un projet des gens qui sont aussi auteur.ices, qui ont fait des choix tranchés dans leurs propres vies, c’est ouvrir la porte à des changements de direction, ce n’est pas leur imposer quoi faire. C’est inventer un langage commun pour se comprendre.
A partir de ces échanges, comment avez-vous abordé le mouvement ?
Je suis aussi arrivé avec des questions et des envies par rapport au mouvement, comme celle de mettre en jeu le bassin, les fesses, nos profondeurs, la zone sexuelle, ou travailler autour de positions dans lesquelles on ne se met pas en public, comme être à quatre pattes. Nous sommes passé.e.s par des ateliers de recherche, seul.e, en duo, en travaillant à partir d’entrées que j’ai proposé, comme un travail sensible de transfert de poids, d’appuis, de mouvements qui traversent le corps. La création sonore composée par Rico d’OBF SoundSystem nous conduit aussi dans un rapport très tellurique avec le souterrain, le sol, où l’on est portés par les basses, ce qui résonne avec les entrailles, la zone sexuelle. On a aussi travaillé sur des univers que j’explore intimement, autour des danses érotiques, un plaisir que je trouve important à mettre en jeu et à partager. J’ai partagé mes expériences comme je le pouvais, sans omettre mes propres incompréhensions, et j’ai aussi invité Doris Arnold et Aoki da snake moan des collègues stripeuses et twerkeuses, qui ont des compétences spécifiques, pour que l’on vive de façon commune et collective ces dynamiques de regards, de pouvoir, pour observer la façon dont le corps se met en jeu dans la pratique de ces danses-là. On passe ensuite du temps à écrire, à se demander ce qui est fondamental, et si les bonnes questions sont posées. Le sujet est très vaste et cela m’intéresse de le prendre par plusieurs prismes à la fois, de voir comment se recoupent des questions d’expression de genre, des dynamiques de pouvoir, des aspects qui sont à la fois très liés à l’intime et qui contiennent des enjeux de constructions sociales, des rapports de regards, des liens politiques.
Comment traduire ces subtilités de questionnements chorégraphiquement ?
Par exemple, la question des fesses est fondamentale ici. Le titre, Dans le Mille, peut nous amener à nous poser cette question : quel est le problème avec les fesses et le fait d’être pénétré ? Quelle est cette construction dans la trajectoire d’un homme, ce rapport au fait d’être pénétré ou pénétrant ? On remarque que socialement, le fait d’être pénétré fait sortir de la catégorie « homme » et place dans la catégorie des sous-hommes ou des femmes. L’activation des fesses était pour moi fondamentale pour entrer dans ces questionnements là, et encore une fois ce n’est pas la provocation qui m’intéresse. On ne montre ni ne parle de pénétration dans la pièce, pas besoin, mais il y a cet enjeu autour des fesses, du bassin et de leurs mobilités, qui recoupe pour moi la question de l’objectivation et de la sexualisation d’un corps. Ces questions ont bien sûr évolué au fur et à mesure des deux ans de travail. Aujourd’hui, parmi celles qui m’intéressent, il y a celles-ci : pourquoi les hommes ont-ils peur de ne plus être perçus comme des hommes ? Qu’est-ce qui se passe lorsque l’on choisit de se laisser regarder, de s’offrir au regard ? Qu’est-ce que cela implique de se placer sciemment sous le regard de quelqu’un, en conscience des dynamiques de jeu et de pouvoir engendrées ?
Ces questionnements sont actifs à travers la façon dont les corps sont à demi dévoilés, dans un jeu trouble avec le vêtement lié à l’idée de transformation, de se révéler autrement. Comment travaillez-vous avec les costumes notamment ?
C’est un point fondamental dans ce travail, car nous avons l’habitude de mettre du poids sur l’expression de genre et sur ce que traduisent les vêtements que nous portons de façon générale, ce n’est pas un espace de futilité. Je n’étais pas intéressé·e par la nudité pour cette pièce, il s’agissait de travailler avec des enjeux autour du désir et du plaisir comme énergies motrices, comme énergies de transformation de soi. Quand je porte certains vêtements dans lesquels je me trouve jolie, et qui transforment la perception que j’ai de mon corps,je suis intéressée à la fois par le plaisir que ça me donne et le regard que cela génère chez les gens. Là aussi, il s’agit d’un long travail de discussion, parce que ce n’est pas forcément dans la culture des personnes assignées hommes à la naissance, qui ont souvent un rapport assez fonctionnel au vêtement. Le fait que le vêtement soit fonctionnel ou d’ornementation a évolué selon les époques mais reste très genré. Il y a très peu de vêtements d’ornementation aux rayons hommes et ils ne sont pas accessibles facilement au grand public. Ce travail sur l’embellissement – la mise en valeur des lignes, des courbes, les transparences, des jeux qui cachent ou qui dévoilent, etc. – demande une énergie énorme pour s’éloigner de ce qui est proposé de façon majoritaire pour trouver autre chose. Je mène des recherches à ces endroits depuis maintenant plusieurs années, et nous avons beaucoup échangé avec Calixto et Soa, sur quels types de vêtements nous embellit et nous donne le sentiment d’être belles et beaux.
Ce rapport au vêtement résonne avec l’idée de venir saboter ou torpiller la masculinité, c’est-à-dire d’arriver un peu en douce, mais de court-circuiter quelque chose efficacement quand même.
Oui, c’est se demander quels sont nos leviers de sabotage d’une certaine façon. Je crois que cette question était présente dans mon esprit au début du travail, il y a deux ans, et c’est surprenant de voir ce qui a bougé, et où je me retrouve aujourd’hui. Je suis parti d’un endroit de découverte, dans mon corps, dans le cadre de mes explorations dans la communauté sex-positive, comme l’exploration d’un champ des possibles. Je pense que cette question de la construction de la masculinité est fondamentale. Tant que l’on n’aura pas attaqué ce travail de se demander ce que c’est d’être un homme, rien ne bougera. Le travail féministe a été fait et refait, il est porté et ce n’est pas là où ça résiste principalement. Je me suis dit que ce que je pouvais faire de plus utile actuellement, plutôt que d’être un bon allié féministe, était d’apporter cette expérience et de la partager, parce qu’il faut que les hommes, entre autres, s’adressent cette question et y travaillent.
Justement, deux ans pour travailler ces questions, c’est long, au regard dont la société s’est emparée de la question des masculinités, sur certains aspects en tout cas. Je suppose que vos discussions et la pièce sont poreuses à ce qui se passe à l’extérieur, et ça doit être difficile parfois de ne pas se crisper et de rester dans ce désir de douceur dont on parlait plus haut.
Soa de Muse nous racontait récemment, lors des premières semaines de résidence, qu’elle rentrait parfois le soir excédée, avec une envie de secouer le monde. Pour parler de mes émotions, j’ai été tellement en colère, et je le suis toujours à des endroits liés au non-respect et à l’injustice, que j’ai aussi besoin de puiser ailleurs. Et face aux questionnements soulevés par cette pièce, je pourrais dire que je suis chamboulé, que j’ai le sentiment d’avoir plongé dans l’inconnu et d’être en pleine mer sans savoir où est le prochain rivage. Je crois que j’essaye de trouver des endroits dans le travail qui sont un peu différents de mes propres élans, ou de la façon dont j’ai été éduqué, presque comme si l’envie de plaisir était en ce moment plus forte que la colère. Je me suis engagé dans des mouvements de luttes sociales, j’ai manifesté, occupé, je suis souvent rentré chez moi en colère, et ça m’a un peu épuisé je pense. Nina Santes m’a offert le livre Pleasure activism. Et je crois qu’en effet, il y a quelque chose d’assez important et d’assez révolutionnaire dans la tendresse, dans le plaisir, dans l’érotisme comme élan ou levier de transformation. J’essaye de comprendre ce que ça veut dire dans ce travail là, et de s’y embarquer en équipe, en faisant confiance à un processus nourri par l’écoute, l’intuition et la dimension empirique.
Conception et chorégraphie Kevin Jean, avec Kevin Jean, Soa de Muse, Calixto Neto. Assistant Aniol Busquets, dramaturgie Céline Cartillier, scénographie Bia Kaysel, création lumière Anthony Merlaud, création sonore Rico Biro – OBF SoundSystem, régie et dramaturgie sonore Nicolas Martz, création costumes Ricardo Bussière. Photo © Tomas Cali Dos Anjos.
Sous réserve de la réouverture des salles de spectacle d’ici les prochaines semaines, Kevin Jean présentera Dans le mille au festival June Events, temps fort de L’Atelier de Paris / CDCN.
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