Propos recueillis par Claire Astier
Publié le 9 mai 2022
Maxence Rey poursuit une quête métaphysique qui, pour La Gardienne, l’amène à s’immerger dans des sites naturels afin de penser un « faire corps » avec la nature. Actuellement en création, elle révèle quelques lignes fortes de cette pièce née d’une rencontre avec une entité qui l’a profondément bouleversée et inspirée. Ce déplacement de sa pratique hors les murs de l’institution conduit la chorégraphe à engager un travail in situ, initié depuis plusieurs années avec les Extensions qui accompagnaient ses précédentes créations. Cette fois c’est au sein d’un environnement sauvage que Maxence Rey doit trouver ses repères afin de fonder de nouvelles alliances.
La Gardienne vous entraîne hors du plateau, dans la nature. Qu’est-ce qui vous a amené à poursuivre l’aventure des extensions, pour parvenir aujourd’hui à une création in situ ?
Ce n’est pas la première fois que des projets de la compagnie Betula Lenta s’inscrivent en extérieur ou du moins dans des espaces autres que le plateau. Dès le premier solo Les bois de l’ombre qui a été créé pour la scène, j’ai eu envie d’investir d’autres lieux. Avec La Gardienne, c’est la première fois que je travaille la création in situ. Les extensions sont des adaptations et réécritures partielles de certaines pièces créées au plateau et destinées à se déployer au sein de sites qui ne sont pas traditionnellement dédiés au spectacle vivant. La première est née en 2010, l’année de la création de la compagnie : avec mes complices au son et à la lumière, nous voulions poursuivre nos réflexions sur l’écriture chorégraphique, le rapport au public tout autant que sur l’inscription du corps dans un espace donné. Nous souhaitions engager le dialogue hors de la boîte noire. Cette première extension, intitulée Les bois de l’ombre extension, nous a permis d’investir des chantiers immobiliers, des parcs comme des forêts, mais aussi des centres d’arts, des galeries, des musées, ou encore de danser chez l’habitant. En choisissant de sortir de l’écrin de la boîte noire, nous devons systématiquement relancer les dés et regarder avec un œil nouveau la création existante. Il y a eu encore CURIOSITIES, un trio au plateau, qui a fait l’objet d’une extension solo, dansée notamment dans les musées et les centres d’art du fait du lien initial de la pièce avec l’œuvre du peintre Jérôme Bosch. Puis enfin la pièce PASSIONNÉMENT, un quatuor de trois danseuses et un musicien, inspirée du texte Passionnément du poète Ghérasim Luca, a engendré l’extension PASSIO.PASSION, duo entre une danseuse et un musicien à la guitare électrique. Ces expériences de transposition de l’écriture chorégraphique d’un lieu à un autre m’ont fait cheminer jusqu’à la création in situ de La gardienne.
Les extensions ne sont donc pas des laboratoires à proprement parler.
Les extensions sont davantage des déplacements, d’autres manières de partager avec les spectateurs une expérience sensible, dans des lieux singuliers. Les bois de l’ombre est un solo très écrit. En version extension, même s’il se déplace dans un autre espace que celui du plateau, la chorégraphie reste la même ; la singularité d’un lieu en change la saveur, la texture de l’interprétation, le dialogue avec l’espace donne de nouvelles lectures de la pièce. C’est aussi le cas de CURIOSITES. Avec ces extensions, quelque chose vit et s’incarne différemment, du fait de la dimension in situ que la découverte d’un nouveau lieu procure à l’écriture originelle. Le temps de repérage sur site en amont est primordial. Il m’est essentiel de découvrir l’endroit dans lequel la résonance de la pièce est la plus prégnante et juste. Tout l’enjeu se trouve dans le dialogue inédit généré par le lieu dans lequel s’insère la forme chorégraphique, comme si cette écriture chorégraphique, ce propos, cette pièce avait été conçue spécifiquement pour cet espace-là, bien qu’elle existât auparavant. Quant à ma rencontre avec le texte Passionnément de Ghérasim Luca, immense déclaration d’amour empêchée, je savais au tout début de mon rêve que ce texte allait m’emmener vers trois créations : la création au plateau le quatuor PASSIONNÉMENT, l’extension PASSIO.PASSION et enfin la création participative pour l’espace public avec des groupes d’amateurs passionnés. Trois créations pour essaimer à tous vents nos déclarations d’amour. Pour l’extension PASSIO.PASSION, lorsque nous avons commencé à travailler en studio, Nicolas Losson, le compositeur-musicien, et moi, à extraire des bribes de corps, de sons provenant du plateau, nous nous sommes vite rendus compte que ce n’était pas possible de ponctionner des petits bouts d’une pièce de cinquante minutes pour en faire une extension de 25 minutes, ça n’avait aucun sens ni aucun poids. Emplis de ce texte, de cette déclaration d’amour, nous sommes alors repartis de « zéro », dans un autre rapport au son, à la guitare, dans une autre manière de dire le texte, une autre scansion, un autre rapport à la danse, au mouvement sans pour autant se départir de l’atmosphère déployée au plateau. Il y a bien sûr une saveur commune. Les extensions peuvent donc parfois paraître évidentes et constituer des transpositions et d’autres fois il s’avère impossible de déplacer certaines écritures d’un espace à l’autre. Il faut alors les recréer spécifiquement et c’est jubilatoire.
Vos créations se distinguent par leurs plasticités, la maîtrise et le rôle majeur de la lumière par exemple. Avec La Gardienne qui se déroule en extérieur, il sera moins évident de scénariser, d’écrire et de maîtriser l’espace comme vous avez l’habitude, me semble-t-il, de le faire. Qu’est-ce qui vous a amené à engager ce dialogue avec la nature ?
Cette nécessité de déployer La Gardienne est née de ma rencontre avec l’œuvre de la plasticienne, Mina, basée à Lyon. Lors du vernissage d’une de ses expositions en 2019, j’ai été aspirée littéralement par une sculpture, The Guardian. Elle représentait un être hybride à taille humaine, assis, jambes écartées, vêtu de couches et de couches de tissus noirs, tant mats que brillants, ornés de motifs et de textures tant animales que végétales, et portant de longs cheveux noirs, des branches lui sortant du dos. Cet être était dans une posture d’immense attention, d’immense concentration. J’ai été fascinée et comme hypnotisée par cette apparition, sa présence énigmatique, et ce bien que je ne puisse accéder à un individu, car cet être n’avait pour tout visage qu’un masque fait d’écorces d’arbres, me permettant alors une plongée vertigineuse dans des mondes imaginaires. Il y a alors eu résonance immédiate, une reconnaissance avec cette figure chimérique parce qu’elle m’a renvoyée à cette lisière entre les mondes visibles et invisibles, animés-inanimés, humains-inhumains, à l’endroit du royaume des vivants et des morts. Elle me parlait de porosité et de frontière, d’hybridité et de métamorphose, d’humanité et de monstruosité poétique, de fragilité et de puissance qui sont des thèmes centraux et récurrents dans mon travail. En fait je me suis vue être elle, devenir Gardienne. Je me suis vue l’incarner, la faire vivre et la faire se mouvoir, l’habiter. La nature appelle La Gardienne. La Gardienne exige la nature. Elle est intimement reliée aux forces de la nature. La Gardienne se connecte aux éléments, aux multiples êtres du vivant et ouvre la porte de nos forêts intérieures. Pour cela, elle investit tant la nature sauvage que maîtrisée par l’humain, des patrimoines architecturaux, des lieux industriels, des lieux délaissés, des espaces publics dès lors que la nature y est présente. Je pense à des lieux tels que l’Abbaye de Maubuisson à Saint-Ouen l’Aumône, le centre contemporain du Val d’Oise ou La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, qui sont aussi naturels que patrimoniaux, architecturaux. Il y aura autant de Gardiennes que de lieux qu’elle habite, dans un intime dialogue avec le site, donnant alors accès à une nouvelle facette d’elle même, du vivant, de nous. Aujourd’hui l’enjeu du travail de création in situ est de lui trouver son antre, son écrin, parce qu’elle habite quelque part.
Quels liens avez-vous commencé à tisser avec cette « nature » pour initier la création et déployer la pièce ?
Il était primordial que je sois accompagnée dans le processus de création, que je me relie à quelqu’un dont le métier se situe en rapport avec la nature et l’environnement, possède une connaissance naturaliste pour lire les espaces qui nous entourent, tant poétiquement que scientifiquement. Je me suis donc associée à Manou Vercruysse, guide nature, qui est présente dans le processus de création. Pour la première période de résidence, nous avons eu accès à un lieu incroyable, La lisière à Bruyères-le-Châtel, dédié à la création dans et pour l’espace public, au cœur d’un parc domanial de trente-cinq hectares que nous avons pu arpenter pendant une semaine, Mina, Manou Vercruysse, Nicolas Losson et moi-même. Avec La Gardienne, je souhaiterais faire vivre aux spectateurs une expérience sensible et sensitive jusqu’à l’antre de cet être où ils pourraient assister à un rituel. Il s’agit donc d’embarquer les spectateurs dans une promenade poétique, une balade, de marcher ensemble. Le processus de création nous amène à réfléchir à la question de la jauge, de la durée de cette balade jusqu’à l’habitat de La Gardienne afin de préserver l’aspect intime de cette aventure. Ainsi durant la résidence, nous avons joué les cobayes les uns des autres afin de rechercher ce qui nous prend et nous invite à nous déplacer. Une fois ces mécanismes élaborés, il faudra savoir les déployer dans les différents territoires où nous serons amenés à jouer.
Au sein de quels cadres, de quelles géographies vous êtes-vous situé dans ce paysage-monde pour pouvoir vous appuyer physiquement et écrire votre partition chorégraphique ?
Aujourd’hui il s’agit encore d’une recherche et elle s’ancre justement dans cette question : de quelle manière entrer dans un paysage donné, de quelle manière faire du paysage un endroit ? J’évoque l’attention : il y a effectivement un territoire de l’écoute, du silence – verbal – qu’il faut rechercher pour être accueilli et accueillir ce qui nous entoure, pour pouvoir nous déplacer à travers une marche. Le silence se construit dans le rapport aux pas, aux arrêts, aux sons qui nous entourent, dans la manière de poser son regard ou d’être invité à poser son regard sur un paysage donné. Cet espace d’écoute se devine aussi lorsque on l’élabore à partir du son : par exemple les sons de distance, tels que ceux qui surgissent dans la forêt alors qu’ils proviennent de lieux urbanisés et qui font alors vibrer différemment l’espace – lorsqu’on entend une tronçonneuse dans la forêt ou bien lorsqu’on réalise via le son, qu’une route passe tout prêt. Nous avons essayé de nous intégrer à ce paysage sonore en testant des rythmiques non directement audibles à l’oreille, mais qui s’inscrivent dans une dynamique, dans une récurrence qui sollicite nos sens sans pour autant être didactique. L’habitat de La Gardienne devient une scénographie visuelle et sonore. Nous n’y amenons aucun décor supplémentaire. L’enjeu est vraiment de s’inscrire dans un paysage donné, y vivre, le faire vivre, le faire résonner en présence des personnes qui seront là en attention, en écoute et en regard. La partition chorégraphique sera très écrite mais fera la part belle aux multiples saveurs qu’un lieu paysage dégagé. La Gardienne a aussi sa propre dramaturgie immuable. Elle est.
Il s’agit donc d’un solo de La Gardienne, à savoir vous, Maxence Rey ?
Oui et non. Oui dans le sens où c’est moi qui incarne la figure de cette gardienne, qui la danse dans son fameux écrin habitat. Non dans le sens où, Julie Galopin artiste danseuse, mais aussi ici interprète sonore, embarque les spectateurs, telle une passeuse, dans cette balade sensorielle. Il y a aussi Nicolas Losson, qui sera à la fois compositeur sonore et interprète. Il n’y aura pas de décors, nous n’amenons pas notre espace, il sera celui dans lequel on s’ancrera. Nous sommes en train de travailler avec les aléas des lieux où nous arrivons, tels que ceux générés par les éléments naturels, les sons produits par les animaux : le percussif, la recherche d’harmonies à partir de celles produites par le vent par exemple. Nous allons littéralement composer avec les lieux et souhaitons le faire en toute subtilité, en s’alliant au mystère, à la magie, à l’étrangeté que peuvent procurer ces lieux inconnus et les habitants qui s’y cachent.
La sculpture initiale qui vous a inspirée disparaît-elle au fil de vos avancées dans la création de La gardienne ?
Durant la toute première résidence, je me suis interrogée sur cet aspect : la sculpture, The Guardian, devrait-elle jouer ou pas ? J’ai le privilège de collaborer avec des artistes aux multiples compétences. Mina est aussi styliste. Pour pouvoir répondre à mon questionnement, Mina a re-conçu le costume de cette gardienne pour que je puisse le lui emprunter ainsi que son masque-visage en écorce. Les tests que nous avons effectués nous ont permis de décider que la sculpture n’était pas nécessaire dans le déploiement de cet être et que seule je pouvais l’habiter, la faire vivre, la mettre en mouvement. Je porte donc son masque, sa coiffe, son manteau. Elle est massive. Dans la vivance où je souhaite l’amener, cette gardienne va nous relier au monde, aux autres, à nous-mêmes, au vivant. Elle est végétale, animale, humaine, morte, vivante, pierre, souche, brindille, feuille, nuage. Elle touche à l’essence des choses et ne supporte aucune fabrication, aucune fioriture, rien de factice. Dans l’art de la représentation, nous travaillons avec acharnement avec mes complices à l’art du dépouillement. Nous travaillons par soustraction.
Ana Mendieta, disait qu’elle était sa propre sculpture et a entre autres produit de nombreux rituels, laissé des traces de son corps, des empreintes, dans des milieux traversés par des enjeux éco-politiques. Êtes-vous inspirée par ces artistes féministes qui ont tissé dans leur art des liens entre leurs propres corps et des problématiques plus générales et structurelles ?
Je suis traversée de tout ça. Toutes les pièces que je fais sont traversées par ces questions. Des lectures et conversations avec mes complices, nourrissent mes réflexions. Néanmoins j’évoque l’éco-féminisme sans pour autant être dans une revendication ou dans un militantisme par rapport à ce thème. Ce qui m’intéresse à travers La Gardienne c’est une posture, un engagement fort et ancré que je partage à mon échelle. Je pense notamment à Anna Halprin qui tout au long de sa vie a inscrit le corps dans les paysages, qui tout au long de sa vie a inscrit son art dans un profond engagement citoyen qui ne s’inscrit pas forcément dans une lutte pour ou contre, mais dans un état d’être au monde.
Quelle différence faites-vous entre l’engagement dont vous nous faîtes part et un activisme ou un militantisme ?
Je ne sais pas car je ne me sens ni activiste ni militante mais je suis profondément engagée dans mon art, dans ma vie, dans la transformation du monde par l’art, dans le prendre soin, déjà de soi-même, des autres, du vivant. Ce prendre soin, c’est pour moi le socle de toute écologie, écologie intérieure, écologie de la relation, l’endroit de l’attention, de l’écoute, l’endroit de l’émerveillement, de la curiosité, du sens critique, de la beauté. Manou Vercruysse, par exemple, est engagée dans sa vie, de maraîchage, dans l’attention au vivant, dans les paroles qu’elle peut utiliser au cours des balades qu’elle propose. Elle est hautement militante et cela transparaît dans ce qu’elle partage. L’activisme par contre me renvoie, peut-être à tort, à une revendication qui serait aussi portée par une parole violente. L’activisme par le corps me renvoie directement aux Femen. Lorsque j’ai créé Sous ma peau, qui mettait en scène trois femmes nues au plateau et interrogeait les multiples identités qui nous habitent, il m’a été demandé de me situer par rapport à un champ du féminisme ou de l’activisme. Mais je ne sais toujours pas répondre.
Dans Sous ma peau comme dans La Gardienne, le visage est masqué, du moins en retrait. Quelle est la valeur du visage, de la face, dans votre travail ?
Que ce soit pour Sous ma peau ou La Gardienne, l’occultation du visage me permet d’encore plus révéler les corps, de porter des focus précis. Je me rends compte que je fais toujours la même chose depuis que je crée des spectacles, je tente de révéler ce que nous sommes, nos forêts intérieures, notre essence et notre nudité, notre profondeur intime et la vérité de nos êtres. Pour Sous ma peau, qui traitait de la déconstruction des archétypes du féminin, je souhaitais aller plus loin que la nudité, mais comment ? Nos habits, nos costumes étaient notre nudité mais je ne voulais pas imposer, plaquer des images : je ne voulais pas empêcher aux imaginaires de se projeter sur les corps qui s’exposaient. En ôtant progressivement les vêtements, les couches de sens, je souhaitais ôter le principe de reconnaissance et lorsque ça n’a plus été possible, j’ai choisi d’effacer, d’occulter nos traits de caractères, nos visages, nos identités afin que le corps soit au centre. Qu’est-ce que les corps sans visage disent de nous ? Comment proposer des corps ouverts et suffisamment larges pour que nous puissions y avoir accès ? Je vais procéder par couches pour la gardienne afin de dévoiler son corps hybride, lieu de passage entre les mondes.
Chorégraphie et interprétation Maxence Rey. Conception et fabrication sculpture du costume, des nids et du masque Mina. Création sonore et interprétation Nicolas Losson. Guide nature Manou Vercruysse. Co-conception parcours balade et interprétation Julie Galopin. Regards extérieurs Corinne Taraud, Cyril Leclerc. Photo © Pascal Sorel.
La Gardienne est présenté le 28 mai au Parc forestier de la Poudrerie dans le cadre des Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis.
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