Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 20 octobre 2021
Croisant techniques somatiques et dispositifs de haute technologie, la danseuse et chorégraphe Myriam Gourfink déploie une recherche chorégraphique complexe qui prend racine dans une pratique assidue du yoga et une étude approfondie du système de notation Laban. En septembre 2021, Myriam Gourfink a fêté les 25 ans de sa compagnie LOLDANSE. Cet anniversaire est l’occasion de retracer avec elle son parcours et de revenir sur les grands axes de sa démarche artistique.
À quand remontent vos premiers souvenirs de danse ?
Aussi loin que je me souvienne, je n’avais pas encore cinq ans car mes parents habitaient encore à Chaumont-en-Vexin, village où je suis née. Mes premiers souvenirs de danse sont les séances de danses traditionnelles que mon père animait dans le cadre d’un groupe d’amateurs adultes « À Cœur joie ». J’adorais danser avec eux. Les parcours et trajectoires de ces danses folkloriques me plaisaient particulièrement : je passais d’une main à l’autre, j’étais fascinée de sentir et de comprendre comment un cercle se transforme en farandole, devient une ligne de couples qui se pulvérise en quatuor avant de redevenir cercle. J’aimais particulièrement les danses d’Europe de l’Est d’où mon père était originaire : elles comportent des portés qui m’euphorisaient. L’une d’elles, ma favorite, était je crois une danse hongroise : c’était un cercle qui tournait en sens horaire, en prenant de la vitesse, les pieds des femmes décollaient du sol, les tours s’accéléraient et les corps étaient propulsés à l’horizontale ; je faisais alors l’expérience d’un corps sans poids, la sensation d’envol, la lévitation, un sentiment de légèreté et de liberté. Mes parents aimaient tout danser ; ils ne manquaient jamais une occasion, étaient de toutes les fêtes. Je me souviens d’un bal populaire en plein air dans un champ : flonflons de valse, tango, java, polka alternaient avec rythmes de charleston, rock, twist, jerk, soul, disco. Mon regard d’enfant était rivé sur le bas des jambes des danseurs, leurs chaussures ou leurs pieds nus maculés de poussière foulaient, frappaient, creusaient le sol et en retournaient la terre. Je conserve de ce souvenir un parfum de folie sensuelle et collective.
Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ?
Dans les colonies de vacances « À Cœur joie », je m’inscrivais systématiquement dans les ateliers d’expression corporelle, au sein desquels les méthodes pédagogiques mises en œuvre permettaient à mon imaginaire de se dilater. Parallèlement, dans les classes de danse classique que je prenais au Conservatoire, le professeur nous laissait un temps pour improviser ou inventer de petites scénettes dans lesquelles nous pouvions développer un langage gestuel personnel. Ces exercices m’absorbaient, j’y prenais tant de plaisir qu’un jour l’enseignante a suggéré avec humour que je devienne chorégraphe. À partir de ce moment, j’ai commencé à créer des danses : dans mon esprit j’étais chorégraphe. J’avais, je crois, ayant observé mon père à l’œuvre, développé la capacité de fédérer autour d’un projet un groupe de personnes : mes camarades de classe, mes frères et sœurs, mes amis du Conservatoire ou de colonies de vacances, et bien plus tard ceux des nombreux collectifs dont j’ai fait partie ou que j’ai impulsés, tous à un moment donné se sont laissés embarquer pour danser dans mes premières et très mauvaises « chorégraphies ». Si je raconte ces anecdotes, c’est parce qu’elles forgent mon histoire. À mon sens, être artiste n’arrive pas via une opération magique. En ce qui me concerne, si je veux être tout à fait honnête, être chorégraphe relève d’un long processus que je souhaite de plus en plus dévoiler, rendre le plus transparent possible, ne serait-ce que pour remercier l’intelligence déployée par les pédagogues et amis que j’ai eu la chance de croiser, mais aussi pour rendre compte avec lucidité du travail et des choix de vie que la décision d’être artiste implique. En effet, j’aurais pu refermer la porte, avoir un job tranquille tout en continuant comme mes parents une activité de danse en amateur. Et c’est là que se joue le tournant décisif.
Pourriez-vous revenir sur ce « tournant décisif » ?
En 1991, j’ai 23 ans, et je rencontre dans une usine désaffectée, où je répétais, les Von Magnet, un groupe français de musique post-industrielle. Ils me proposent de danser dans leurs performances qui mêlent musique électronique, danse, théâtre, images. Ils m’offrent la possibilité de répéter dans les usines où ils vivent et travaillent, s’ensuivent les tournées en camion, hébergement dans des squats, performances en France et en Europe. Nous avons très peu de moyens, et quand nous ne sommes pas sur les routes, nous répétons. Nous travaillons comme des fous. Je suis enthousiaste et complètement engagée dans cette mouvance post-dadaïste. Heureuse et fière de retrousser mes manches, travailler, danser dans les usines désaffectées pour prendre le temps d’envisager et d’essayer tous les possibles, fabriquer ma caisse à outils : bricoler. En parallèle, je fonde avec deux amis un groupe de noise music : guitare et basse électriques saturées, je joue des claquettes sur un plancher électrifié, je chante et je compose. Au Théâtre Contemporain de la Danse, Christian Tamet me soutient et me permet de suivre de nombreux stages conventionnés AFDAS pour danseurs professionnels. Par ce biais, je continue à me former, à rencontrer de nombreuses esthétiques dans le champ de la danse contemporaine d’alors – et je découvre le yoga. En 1995, Odile Duboc me prend comme stagiaire au sein de son équipe, puis me propose de participer à sa création. Elle me pousse ensuite à composer, m’alloue des temps de studio. Elle me fait don de son regard aiguisé, de sa patience et de sa confiance. Elle me donne de son temps en formulant retours et critiques constructives. S’ensuit la création de mes deux premiers solos : Beith (1996) et Waw (1998).
Quels nouveaux rapports à la musique apparaissent avec la collaboration avec les Von Magnet ?
En gravitant dans le milieu de la musique, j’ai commencé à me rendre de plus en plus fréquemment à des concerts de musique noise. Contrairement aux concerts de punk qui propulsaient mon corps dans l’aventure déchaînée des pogos et autres danses populaires de la fin du siècle, j’y expérimente une nouvelle forme de danse collective d’expression populaire : la danse statique propre à ces concerts. Immobilité qui m’amène à écouter et à sentir la danse des flux, c’est-à-dire les multiples circulations incessantes et spontanées qui s’activent en nous en fonction de la relation que nous tissons, malgré nous, avec ce qui nous environne. Lorsque je me rends dans ces concerts aujourd’hui, en une demi-heure je suis dans le même état qu’après une séance de trois heures de yoga. Je vis cette danse statique comme une pause nécessaire, qui suscite le jaillissement de la pulsion de vie que j’identifie personnellement au flux.
Comment la pratique du yoga a-t-elle permis d’identifier et de maîtriser ce « flux » ?
Je considère le yoga comme un laboratoire d’exploration, une discipline scientifique qui apprend la maîtrise du flux en l’éveillant, en le libérant, en le fixant, en le dirigeant et en l’harmonisant. La danse que je développe explore le mouvement à partir des procédés du yoga. Dans la pratique, cette augmentation de la perception absorbe mon attention, cela provoque comme un étirement du temps. L’exercice du geste détendu, induit par le souffle et le flux, m’invite à lâcher mon éparpillement mental. Plus mon esprit devient souple, spontané et vaste, plus je deviens concentrée et précise : alors, mes gestes ralentissent. La lenteur vient du plaisir que je prends à sentir le passage, c’est-à-dire la bascule sensorielle de chaque instant sur la trajectoire de mon mouvement. Dans ce dispositif, la pensée est active et sensuelle, concentrée et absorbée par la compréhension de l’articulation de nos actes dans l’espace-temps. Elle les mesure, les pèse, les module dès leurs frémissements à la naissance du souffle, puis les accompagne dans leurs déroulements, transformations et résonances. L’esprit est ici une puissance d’alliance : il s’incarne et cette opération le convertit. J’oserais dire que sa compétence à créer du lien et à moduler notre relation au monde est convertie en puissance d’accouplement, dans le sens où je me sens saisie, consistante, réunie. C’est là un enjeu archaïque que je considère être la fonction première de la danse.
À cette même période, vous commencez à travailler à partir de la cinétographie Laban. À quoi répondait votre intérêt pour la notation en danse ?
C’est pour stimuler cette alliance « corps-esprit » chez l’interprète que j’ai recours à la cinétographie Laban, car c’est une discipline de discernement, qui analyse et ordonne les paramètres du mouvement selon une classification catégorielle : elle propose des ensembles de notions contenant des ensembles de paramètres évalués par des ensembles de variables. Cette structure lui confère une élasticité permettant d’évaluer les paramètres de façon floue. Cette ouverture structurelle de la cinétographie Laban est relativement méconnue, dans la mesure où, selon mon analyse, cette discipline s’étant surtout développée dans le champ de la notation de danses déjà existantes, elle n’exploite pas encore toutes les possibilités qu’offre son système. Même si cette capacité d’ouverture du système sert aujourd’hui à noter l’improvisation, je pense que cette compétence se révélerait encore bien davantage si elle était utilisée pour inventer des danses. C’est un endroit inexploité qu’il me semblait pertinent de développer, parce qu’il permet de travailler en finesse l’imprédictibilité – opération et pratique de composition essentielle, qui déconditionnent nos critères de goût et nous invitent à savourer plus grand que nous : tous les possibles. Composer à partir des notions et spectres de la cinétographie Laban me permet d’envisager des ensembles de probables à partir desquels je formalise une partition ouverte, que je présente ensuite à l’interprète. À l’intérieur de cette partition, que je redéfinis pour chaque pièce en fonction des visées du projet, l’interprète devra faire des choix et sera actif dans la formalisation du langage de la danse. Autrement dit, il danse et invente, en faisant corps avec un langage issu de la pensée même de la danse. La pensée inhérente à cette « langue danse » devient alors lisible, frémissante : elle bruit à la naissance des ongles, court à fleur de peau, « électrise » la danse.
Comment la cinétographie Laban a-t-elle changé votre écriture de la danse ?
La cinétographie se fonde sur l’étude empirique des lois physiques et physiologiques : Rudolf Laban et son collectif ont développé pas à pas ce métalangage pour penser la danse en dehors de son rapport à la musique ou au théâtre. Ce que je trouve remarquable, c’est que leurs recherches aboutissent à une pensée de la danse qui s’exprime en termes de transition et de transformation. C’est-à-dire que chaque signe transcrit une opération de passage, la complexité d’un instant éphémère : un intervalle. En pratiquant et en comprenant le système, il m’est apparu comme une évidence qu’il me fallait annuler toute attaque, tout impact, pour donner uniquement à lire le changement, le passage. Cela impliquait de ne plus penser en termes de positions ou de points, de ne plus élaborer une pièce en juxtaposant des séquences ou parties, mais de recourir à d’autres formes : composition cyclique, ou par exemple tissage savant fait de superpositions et juxtapositions de couches qui se tuilent. Il m’est apparu comme un enjeu crucial, afin d’exposer et donner à sentir ce qu’est à mon sens la pensée propre de la danse, de tout concevoir, sur le plan de la microstructure comme de la macrostructure, en termes de transitions. Cela implique l’utilisation d’un temps lisse, que je souhaite délibérément continu, sans scansion ni événement, sans rythme repérable. Il en découle qu’aucune action ne vient accrocher le regard du spectateur, lequel a l’impression que rien ne change tant la danse est lente. Mais il suffit qu’il tourne la tête, quitte la danse un instant, et lorsqu’il y revient, il découvre un tout autre paysage corporel : il peut prendre alors la mesure de la transformation qui s’opère chez le danseur.
Comment êtes-vous arrivé à cette lenteur ?
La pratique de la danse populaire des concerts de musique noise, l’étude du yoga, celle de la cinétographie Laban forment un réseau d’interrelations complexes qui m’a conduite à formaliser une danse des flux, une « danse transition » au temps étiré. Cette plongée dans l’infiniment petit m’a poussée à extrapoler la microtonalité musicale à l’endroit de la division spatiale en danse. Comme certains musiciens qui envisagent aujourd’hui chaque hertz comme une hauteur de note, je considère chaque degré des 360° du cercle comme étant une direction ou orientation à révéler. J’ai observé qu’en fuyant les directions classiques habituelles, j’évite la formation d’une image plate, de l’ordre de celle de nos écrans. Je renforce souvent l’opération en utilisant des variables qui invitent les danseurs à ne pas tendre bras et jambes, ou à ne pas aller systématiquement à l’apogée de leurs gestes. J’entretiens ainsi un flottement articulaire, dont je dirais qu’il donne une qualité végétale à cette danse…
Comment travaillez-vous avec vos interprètes ?
J’écris des partitions. J’ai recours par exemple à des formes maîtrisées d’indétermination qui induisent le partage de l’acte créatif avec le hasard et les préférences personnelles des interprètes. Concevoir via l’écriture d’une partition une dramaturgie chorégraphique, c’est penser un développement en devenir : c’est accepter d’être à l’origine de chacun des actes et de ses conséquences auxquels la partition invite. Ce processus demande au chorégraphe tout comme à l’interprète de mesurer, à son endroit, la portée de ses actes pour le collectif, et pour le déroulement de la pièce. Écrire, tisser une partition ouverte, permet d’anticiper la pièce tout en aménageant pour l’interprète des espaces qui laissent libre cours à sa créativité et qui l’invitent à adapter le projet à sa morphologie : ne pas nuire, ne pas tirer sur les structures du corps, trouver des solutions ergonomiques pour le vivant en agissant avec la notion de plaisir et de confort, est aussi l’un des enjeux de mon travail.
À vos yeux, quel rôle doit tenir un artiste dans la société aujourd’hui ?
Il me semble qu’un des rôles de l’artiste est de mettre en lumière, par le biais de son médium et le langage sensible qui lui est propre, les enjeux qu’il débusque et discerne comme étant éminents pour ses contemporains : ceux de la société dans laquelle il vit et travaille, ceux de son environnement culturel. Mais au-delà, sa fonction archaïque est selon moi de proposer des modalités relationnelles qui permettent à son audience d’absorber la complexité du réel et des mutations de société. Pour œuvrer en ce sens, aujourd’hui, le rôle de l’artiste serait de concevoir des modes de relation avec l’environnement permettant de vivre des espaces de cohérence et de confort, où les forces antagonistes fusionnent en conservant leurs dissemblances. Des espaces où les contradictions cohabitent et s’unissent en restant différenciées : je le ressens comme le fait d’habiter au croisement d’une multiplicité de positionnements, d’être saisie dans une consistance qui augmente la discrimination de chacune des informations du réel, de vivre l’épaisseur d’un geste qui simultanément embrasse et sépare.
En tant que chorégraphe, quelle danse souhaitez-vous défendre ?
Une danse reliée à ce que j’identifie comme des endroits encore peu explorés, et que je perçois et défends comme les enjeux de la danse aujourd’hui. Ces espaces sont multiples, ils sont fortement enracinés dans les fondements de la danse moderne, notamment ceux de Rudolf Laban. La danse que j’approfondis vient tout autant de la mise à l’épreuve du matériau d’une danse populaire actuelle que de ma pratique assidue du yoga, ou d’une recherche visant à formaliser un langage, pour donner à sentir comment la danse pense ; (et tout autant) d’une interrogation sur la relation de la danse au rythme que d’une extrapolation de diverses pratiques musicales.
Photo © Abbaye de Royaumont
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