Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 9 septembre 2020
Des compétitions sportives à la scène il n’y a parfois qu’un pas. La nouvelle création Bâton de la metteuse en scène Perrine Mornay découle de sa rencontre avec Mélanie Potin, entraîneuse sportive de l’association de twirling bâton de Mantes-la-Jolie. De sa découverte de cette discipline sportive jusqu’à celle de son interprète et partenaire de plateau, Perrine Mornay partage dans cet entretien l’histoire de ce duo singulier et le processus par lequel leur rencontre a bouleversé pour chacune leur rapport à la scène et leurs pratiques respectives.
Vos recherches se matérialisent différemment selon chaque projet : une expérience visuelle et auditive de l’imaginaire du Far West (Western), une adaptation libre pour le théâtre d’un livre de David Foster Wallace (Non que ça veuille rien dire), une exposition (Un couteau dans le dos du théâtre) ou encore une performance sans comédien (Lumen Texte)… Retrouve-t-on des fils rouges entre ces pièces ?
Cette impression d’hétérogénéité vient du fait que j’utilise des matières différentes (textuelles, visuelles, humaines ou virtuelles) dans les projets. Quelle que soit la source, je me pose toujours la question : « Qu’est-ce que je cherche à faire dire d’elles-mêmes aux matières que j’utilise ? ». Ces pièces sont toutes liées par un désir constant de penser avec le public, de se servir d’environnements artistiques (majoritairement du spectacle vivant) pour faire varier la place de ceux qui regardent. La « condition du spectateur » me semble un chantier poétique et politique important à continuer d’explorer. Même si je joue avec les notions de « participatif », « immersif », « expérientiel » intégrées aux codes du théâtre désormais, je ne cherche pas absolument à faire vivre au public une expérience en soi comme beaucoup le sous-entendent aujourd’hui. J’accepte que ce soit parfois très banal, voir déceptif. Mais il s’agit toujours de chercher à ce que le public, par son regard, éprouve sa propre limite : qu’est-ce que je suis en train de regarder ? Est-ce que j’en suis complice ? Dois-je participer ou non ? Je choisis les sujets, les matières, avec l’ambition de comprendre quelque chose de moi-même, de notre époque, de nos affaires communes. J’essaie de sortir du modèle de la pièce fantasmatique toute puissante qui répond à des présupposés culturels.
Comment s’articule avec cette recherche votre nouvelle création Bâton ?
Bâton repose sur le principe actif de mettre de l’instabilité dans le rapport avec le public. Il y a à la fois une physicalité forte et fragile, le public est pris en tension entre ces deux pôles. Forte car il s’agit de faire des performances avec le bâton pour Mélanie [Potin, interprète de Bâton, ndlr.] et fragile car ni elle ni moi ne sommes vraiment habituées à être exposées au plateau. Cette tension dans laquelle le public est impliqué est l’élément que j’ai l’impression de façonner à chaque création. Dans Western le spectacle repose sur la frustration puisqu’il se déroule très longuement dans le noir complet. Dans le Grand Jeu réalisé avec Sébastien Rouiller (installation où le public déambule dans une exposition non achevée), l’absence d’interprète fait du corps du public la part manquante de l’installation. Lumen texte (réalisé avec Olivier Boréel) « tend » les liens éthiques que nous entretenons avec la machine, les images et les signes. Non que ça veuille rien dire, avec ses deux rangées de spectateurs face à face, place le public au coeur du flux de tensions névrotiques et sociales des personnages de David Foster Wallace. Quand je parle du public, du spectateur, je parle de moi aussi, je m’inclus dedans. J’aime l’idée de jouer, de chercher avec la « réalité » que nous ne cessons de regarder… Avec Bâton, l’idée est que l’on apprend de soi en regardant les autres.
La rencontre avec Mélanie Potin répond à votre désir de vous intéresser au twirling bâton. Comment votre cheminement vous a-t-il amené à vous intéresser à cette discipline en particulier ?
Oui c’est bien la rencontre qui est le moteur principal de toute cette histoire. « Nous sommes contaminés par nos rencontres » (Le champignon de la fin du Monde d’Anna Lowenhaupt Tsing). J’ai rencontré Mélanie à Mantes-la-Jolie où elle habitait à l’époque. Je participais à un laboratoire que j’avais co-organisé au collectif 12 « hors de la production de projet », un temps comme il en existe peu pour les artistes. Ce laboratoire avait pour nom « Déplacement » ; au sens de déplacer sa pratique, et au gré des hasards j’ai rencontré Mélanie et le Twirling Bâton. Je n’avais pas l’idée d’en faire un spectacle, j’étais au départ intéressée par l’aspect performatif de cette pratique et j’ai observé. Mais je n’avais pas d’idée de dispositif scénique ou de mode d’écriture. C’est plus tard que j’ai entrevu qu’il y avait une forte émotion qui naissait de la rencontre du twirling et du théâtre. Une émotion qui venait de la rencontre et de la nouveauté que Mélanie et moi incarnions finalement sans rien faire.
Comment s’est engagé le travail avec Mélanie ? Quels potentiels artistique avez-vous vu dans cette collaboration ? Pouvez-vous revenir sur le processus de travail avec elle ?
Le Twirling Bâton est spectaculaire et aléatoire. C’est une donnée liée à la compétition, la prestation devant un jury doit être belle, dangereuse et risquée pour être bien notée. C’est un sport mais ça emprunte beaucoup de codes à la danse. L’attention portée à savoir si le bâton tombera ou pas est une donnée physique et ludique prégnante durant toute la représentation et partagée avec Mélanie qui est responsable de ses succès et des chutes. Mais là encore je suis spectatrice aussi et je me projette dans la chute possible. En réalisant des entretiens, en nous retrouvant à des entraînements toutes les deux nous parlions des spécificités de la pratique : le rapport avec la gravité par la jonglerie, les notions de risque et de hasard, le lien entre un corps et un bâton, la notion de compétition, les injonctions à la performance, les promesses de victoires, le dépassement de soi et les mécanismes de la réussite. Le principe de partager le plateau est venue naturellement car notre co-présence raconte plus que ce nous pouvons en dire. C’est aussi une prise de risque commune. Nous montrons que nous ne contrôlons pas tout : le danger des chutes du bâton, parler devant des gens de soi-même. Nos présences évoquent un travail amateur – donc imparfait, la recherche d’une forme de « beauté » différente, de féminités étrangères l’une à l’autre, etc.
Quelles méthodes de travail avez-vous développées spécialement pour ce projet ? Quelle place avez-vous laissée à votre partenaire lors du processus de création ?
Je n’ai pas de méthode de travail précise – mais j’ai écrit beaucoup plus que d’habitude en amont. Nous avons fait le choix de ne pas beaucoup répéter pour des raisons de planning personnel et de production. Mélanie m’a montré des figures, je lui ai écrit un texte en suivant les entretiens que nous avions fait. J’ai regardé des nomenclatures de figures de twirling et des videos sur Youtube pour bien être consciente de la discipline de fer dont me parlait Mélanie… Ensuite elle a pris la place qu’elle voulait bien prendre : faire le show au plateau – elle avait ça en elle. Elle a accepté que je raconte des choses de sa vie car elle a perçu que je racontais aussi la mienne – on s’est mutuellement regardées. Sans jeu de miroir mais en essayant d’interpréter, de décrypter sensiblement les univers mutuels de l’une et de l’autre. C’est un processus de création où il fallait suivre des pistes et des traces – traduire les codes d’un sport – se laisser porter par eux. De mon côté, c’était revenir à mon propre apprentissage, mon éducation artistique. Par exemple, j’ai dû en observant le twirling nommer ce que je percevais comme « assumer la honte » de montrer son échec, de perdre. Il y avait des tas de convergences possibles et nous les avons toutes prises – avant de laisser faire le plateau. Mais j’avais aussi des idées d’images, de machineries théâtrales, des trucs de l’univers technique du spectacle que je voulais essayer et qui pouvaient dialoguer avec le Twirling.
Comment avez-vous entrelacé vos deux pratiques, les avez-vous adaptées pour accueillir l’autre dans son univers ?
Jusqu’à maintenant la question du récit ne m’intéressait pas fondamentalement. J’ai pris conscience avec ce projet que l’on pouvait faire un récit ensemble, à deux – qu’on pouvait le co-construire. C’était un acte politique que de se parler, d’imaginer des conjonctions entre nous qui n’étaient pas évidentes au départ. Le récit de la pièce est un re-montage de nos paroles. C’est de la couture entre des choses très hétérogènes. Nous avons accepté de nous compléter l’une l’autre par ce que nous avions choisi de dialoguer avant tout. J’ai beaucoup été perdue avec les pronoms dans le texte au départ : est ce un ON, un NOUS, un JE. Il y avait une chose indéfinie dans le texte, il fallait assumer ce désordre – ce n’était simple. Je n’ai pas déplacé la pratique du Twirling. Elle apparaît dans sa crudité : c’est une pratique dure, héritée d’une certaine idée de la culture du corps, qui a peu de visibilité dans le monde du sport, et qui repose beaucoup sur l’esprit de groupe du «tenir ensemble». Je l’ai juste mise dans un autre cadre que celui du gymnase et du tournoi de compétition.
Cette rencontre, ce projet, semble avoir déplacé votre pratique de la scène et votre position de metteure en scène. Vous montez au plateau en prenant la parole sur scène pour la première fois sans endosser un « personnage ». Quelles étaient les enjeux de ce « déplacement » ?
Ce n’est pas moi qui voulais monter sur scène mais c’est la nécessité de faire duo qui m’a amenée à parler sur le plateau – mais je n’ai pas l’impression de jouer un rôle, je suis moi-même – je m’expose. C’est bien aussi de changer de point de vue, de passer d’un côté à l’autre – ici ma collaboratrice avait besoin d’être accompagnée – pour ne pas être seule à être regardée. L’enjeu pour moi a plus été de trouver la place juste, ni présentatrice, ni performeuse, mais simplement d’être là – et d’assumer mon trac. C’est un peu un expérience transcendantale pour moi (rire) : je dois me transformer en bête de scène. Sans rire, c’est une façon aussi de faire corps avec la matière de mon travail pour la première fois. Je dois rencontrer les mêmes questions que celles que j’aborde avec des acteurs, mais tout à fait autrement: c’est à dire ne pas interpréter, être au présent avec la représentation. Je m’aperçois que je ne sais rien de cet endroit : j’avance totalement dans l’indistinction ! Je dois trouver d’autres limites avec un matériel que je n’appréhende pas encore très bien…
Comment la « matière autobiographique » de chacune a-t-elle nourri l’écriture de la pièce ?
La matière autobiographique est la base du texte et aussi de notre rapport : nous nous sommes rencontrées en faisant ce spectacle, le processus est aussi important que le résultat final. Je peux reparler de contamination. Énormément d’histoires se croisent au plateau : celles du club de twirling, celles des compétitions, celle d’une rencontre, celles de deux femmes d’âges différents, celles qui racontent l’apprentissage, celles qui parle de la mort, de la perte, celles qui nomment les maux d’une histoire de filiation, celles qui parlent de leurs peurs, etc. Toutes se bousculent parce que c’est comme ça que l’on se rencontre – ça n’est pas linéaire. Cette cacophonie de départ nous aide à faire le spectacle ensemble, à faire un événement ensemble. Nous avons changé l’une et l’autre grâce à la création du spectacle, je ne sais pas comment mais nous nous sommes modifiées, c’est certain.
Le confinement a automatiquement mis en stand by vos projets en cours, notamment la tournée de Bâton. Ces annulations ou reports ont-ils ou vont-ils engendrer sur le long terme des conséquences sur votre compagnie ou vos prochaines productions ?
Oui des dates ont été annulées, d’autres reportées – pour l’élan du spectacle c’est difficile, surtout qu’il repose sur une rencontre très «réelle» avec un public intime et fragile. Nous n’avons pas vraiment eu le temps de goûter à la réalité de ce moment mais ça n’est que partie remise. Il faut remettre notre désir en jeu pour remonter sur scène – reprendre ce risque que Mélanie et moi découvrons – mais c’est bien, nous avons mûri depuis – nous serons différentes, moins innocentes. Pendant la création à Mulhouse à la Filature nous étions totalement absorbés par notre travail et pourtant en plein cœur du cluster – je ne me suis rendue compte de rien – que j’étais coupée du monde étrangement. Cette période a déplacé des limites intimes, sociales et professionnelles, personne ne pensait devoir un jour être soumis à fournir une attestation pour sortir, que tout s’arrête du jour au lendemain. C’est terrible et fascinant à la fois.
Comment le confinement a-t-il bouleversé votre pratique, votre travail ? Cette crise sanitaire a-t-elle provoqué de nouvelles questions, réflexions, amenée à reconsidérer votre pratique ou, votre recherche ?
J’ai beaucoup écrit et j’ai beaucoup parlé aussi pendant le confinement – il y avait un besoin d’étudier à plusieurs ce qui était en train de se passer – j’ai adoré cette période pour cela – les personnes étaient plus disponibles et plus ouvertes aux questions politiques – j’ai eu la sensation que l’on pouvait poser des questions de fond à plusieurs – revoir les absurdités de ce métier en face, lever le voile sur des automatismes incohérents et des modèles de production caduques – Ces rencontres que j’ai faites perdurent et les élans de remise en cause continuent mais c’est difficile car tout a repris, et deux fois plus vite qu’avant. J’ai rencontré beaucoup de personnes pendant ce confinement qui organisaient des réseaux de réflexions – qui posaient des changements de paradigme clairement – qui demandaient des remodélisations des écosystèmes de la production de spectacles vivants – toutes ces initiatives était menées par des femmes. Ce sont les femmes qui mettaient du commun dans ce temps d’arrêt. C’est fort. Enfin, j’ai entendu des voix parler de créer des formes autres, de sortir des théâtres, de ne plus s’attacher aux «objets d’art» produits mais davantage à comment ces objets pouvaient être produits. On a pu remettre en discussions des vieux systèmes qui plombent des générations de jeunes artistes. Les artistes indépendants, les plasticiens ont alerté les premiers car c’est bien eux qui affrontent le plus radicalement la perte d’activité et la précarité. Quelques actions ont pu été conjointes avec le spectacle vivant. Pas assez. Ce que ce moment à mis en exergue c’est que ce monde n’allait déjà pas bien et c’était visible par tous au même moment. Moi je suis fascinée par les phénomènes de groupe, les sentiments collectifs partagés. « Ce qui nous dépasse doit nous relier » disait-on pendant le confinement ! « Comment relier ? » c’est une grande question. Et c’est aussi une question artistique ! J’ai donc l’impression d’assister et de participer à une brèche qui s’ouvre qu’il faut prendre. Je voudrais que ça fasse évoluer les formes artistiques car il y a comme une crise du sensible que je ressentais déjà avant. Les processus artistiques, les modes de distribution, de production doivent mettre à distance l’objet produit pour mettre en avant les liens qui le fabriquent, travailler les écosystèmes, valoriser la notion de temps de création, sortir d’un rapport compétitif subi, répartir de façon égalitaire les moyens de productions, enfin imposer une autre façon de faire.
Bâton, avec Mélanie Potin-Troisgros et Perrine Mornay. Conception Perrine Mornay. Son Sébastien Rouiller. Créations lumières Cyril Leclerc. Regard extérieur chorégraphique Sylvie Balestra. Regard extérieur, codirection artistique Olivier Boréel. Costumes Elisabeth Cerqueira. Photo © Hélène Harder.
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