Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 2 mai 2023
Formée à l’analyse du mouvement Laban et à des pratiques somatiques telles que le yoga, Myriam Gourfink déploie depuis plus de vingt ans une recherche chorégraphique fondée en partie sur des techniques respiratoires. De la biomécanique du souffle aux sensations internes de contrepoids de certaines danses traditionnelles, sa dernière création Structure Souffle développe à l’échelle du groupe cette pratique spécifique de la « respiration ». Dans cet entretien, Myriam Gourfink partage les rouages de sa recherche chorégraphique et revient sur le processus de création de Structure Souffle.
Votre nouvelle création Structure Souffle a pour point de départ une recherche autour du contrepoids. Pourriez-vous retracer cette notion dans votre parcours ?
Mon rapport au poids et au contrepoids remonte bien avant mes premières pièces. Lorsque j’étais interprète pour Odile Duboc (stagiaire en 1995 puis interprète dans Trois Boléros de 1996 à 2010, ndlr), elle commençait toujours les échauffements par des exercices, qui se déroulaient souvent en chantant, pour ma part je sentais que la voix venait du bas ventre et cela me permettait de sentir l’appui de mon bassin dans la terre. Le poids et le contrepoids ont toujours été deux éléments importants dans son écriture. Contrairement aux danses américaines à cette époque, le travail de la gravité chez Odile était beaucoup plus tellurique, prenait le temps d’accueillir et de sentir la terre. Ce « soutien de la terre » que j’ai situé et nommé à cette époque a d’ailleurs révélé des souvenirs antérieurs, des souvenirs familiaux, de mes parents en train de danser lors de bals populaires ou de ma grand-mère m’apprenant la bourrée auvergnate. J’ai ensuite retrouvé ce mouvement de « frapper le sol » à l’adolescence lorsque j’ai commencé à faire des claquettes américaines. Danser avec Odile m’a réellement éveillé à une façon très émotionnelle d’accueillir le poids à l’intérieur de mon corps. C’est donc à cette même période que j’ai commencé à m’intéresser au Yoga de l’Énergie et à suivre des cours avec une enseignante (Gianna Dupont) qui travaille principalement sur une technique de contraction des organes génitaux féminins qui ramène encore plus le poids dans le sol. Il s’agit d’un geste qui aide à faire circuler nos émotions et sensations pour débloquer nos tensions et combler nos manques (autrement dit, pour employer le vocabulaire habituel de ces méthodes, c’est un travail d’harmonisation énergétique). C’est donc un geste qui consiste à contracter les lèvres, puis le vagin, enfin l’utérus, plutôt sur une longue inspiration, puis il s’agit de détendre l’utérus le vagin et les lèvres sur une longue expiration. C’était au final très proche de ce qu’Odile proposait, même si elle ne l’a jamais nommé de cette manière.
Par la suite, comment ce contrepoids est-il devenu un élément essentiel dans votre recherche chorégraphique ?
En pratiquant ce type de yoga, qui offre une conscience accrue du poids du corps, j’ai découvert l’architecture de la respiration dynamique. Lorsque je vide mes poumons je peux sentir le poids du sternum qui coule et se dépose sur mon diaphragme, ce qui facilite une contraction spontanée du plancher pelvien, etc. Tout est lié. Par ce travail attentif du poids et du contrepoids, je peux maîtriser ma respiration et la façon dont l’air peut investir mon espace pulmonaire et enclencher à l’intérieur de mon corps des leviers différents : par exemple si je pose mon sternum sur mon diaphragme lors d’une expiration avec l’idée de le maintenir dans cette situation, si j’inspire dans mon dos en remplissant l’arrière des poumons, mes lombaires vont s’allonger et mes hanches vont se vider, soulever une jambe s’effectuera alors sans effort. Je joue beaucoup avec cela dans mon travail. Ces dernières années, j’ai creusé cette recherche autour du poids et du contrepoids à travers plusieurs pièces collectives. Dans Déperdition (2013), je précisais la nature du poids et du contrepoids : imbriqué, enveloppé, glissé, etc, et laissais les danseuses choisir les parties du corps qui mettent en jeu cette action. Dans la pièce suivante, Souterrain (2014), j’ai développé cette idée en ajoutant comme élément le porté, le corps qui décolle du sol. Puis ensuite j’ai poursuivi cette réflexion autour du porté dans Gris (2016), en prenant en compte cette fois-ci des surfaces spécifiques du corps et le déversement du poids.
Pourriez-vous revenir sur la genèse de votre nouvelle création Structure Souffle ?
Arche (2021) et Structure Souffle étaient en gestation lorsque j’ai commencé le processus de ma pièce Glissement d’infini (2019) où j’explore la figure « de l’animal qui se traîne », le serpent. Dans cette pièce qui dure quatre heures, on rase le sol, on glisse, avant de prendre appui sur les épaules, les avant-bras, etc, pour soulever l’ensemble du corps. Les têtes cherchent et initient la motricité. Arche développe cette recherche avec une partition qui explore tout le spectre des relations entre les têtes et visages de deux danseuses qui ne se décollent jamais. Structure Souffle vient simplement poursuivre cette recherche au long court en ajoutant de nouvelles données : il ne s’agit plus ici de nommer une relation ou des surfaces du corps mais de « relier » des danseuses entre-elles par des membres qu’il est possible d’agripper (une cuisse, une épaule, un avant-bras, etc). J’ai ainsi imaginé une structure mouvante de huit corps interdépendants qui travaillent en permanence le contre poids par ces accroches. Cette création a été également l’occasion pour moi de convoquer dans l’écriture des souvenirs de danses traditionnelles que j’ai pu pratiquer lorsque j’étais plus jeune en compagnie de mes parents. Mais avec la lenteur, on perd tout ce qui est métrique et rythmique, il ne reste plus que des évocations qui seront sans doute invisibles pour un œil néophyte.
Votre écriture s’est illustrée pendant une dizaine d’années par des partitions solos indépendantes. Cette « accroche » de l’autre est le fruit d’un long travail de recherche. Comment en êtes-vous venu à créer des « pièces contactes » ?
Il m’a fallu en effet plus de dix ans pour commencer à concevoir des « pièces contactes ». L’idée de la congruence, donner son poids à l’autre, de la danse contact, etc, n’a jamais été une évidence pour moi, même en pratiquant avec Steve Paxton ! (rire) Je n’avais simplement pas les bons outils pour engager une recherche de cet ordre. Mes premiers essais de « contact » dans mon travail remontent à 2009 avec Les Temps tiraillés puis en 2010 avec Choisir le moment de la morsure. Avec Les Temps tiraillés, je souhaitais explorer comment, en vivant des référents temporels multiples, nous pouvons rester des sujets connectés à nos sensations. Lors du processus de recherche, une série de partitions abordait le sens du toucher et a conduit à expérimenter le contact, notamment la combinaison « goût + touché », combinaison qui m’a beaucoup interpellé… Bien sûr, j’ai pensé au développement de l’enfant, et à la façon dont il découvre le monde par le biais de sa bouche… En Haptopsychothérapie, le thérapeute fait revivre physiquement toutes ces étapes du développement. Je suis donc partie de cette réflexion pour la pièce suivante, Choisir le moment de la morsure, dans laquelle je me suis concentré sur comment la morsure peut être vectrice de connaissance, de découverte, de relation, etc.
Ces deux pièces et les suivantes sont le fruit d’un long travail sur le toucher avec un haptopsychothérapeute. De quelle manière avez-vous transposé cette expérience dans votre pratique personnelle ?
C’est par le biais du yoga que j’ai découvert l’haptonomie et que j’ai ensuite pu forger de nouveaux outils de travail que je continue aujourd’hui à mettre en pratique avec mes équipes lors des processus de création. Lors d’une séance d’haptonomie, le thérapeute peut toucher par exemple la zone des lombaires, à partir de ce toucher le patient prend le temps de sentir la main, le bras, les épaules, l’autre bras, la tête, le dos, le bassin, les jambes, la répartition des appuis du thérapeute. Mais il n’y a pas juste la zone du touché : il y a le prolongement de la sensation, la prise en compte de l’espace corporel de l’autre, etc. Une autre pratique consiste à sentir le support sur lequel nous sommes allongé, puis sous le support le sol, puis ensuite les murs de la pièce, le plafond. Il n’y a pas que la zone de contact entre ma peau et le support, mais il y a aussi tout l’espace dans lequel je suis allongée. Avec les danseuses, ce type d’exercice peut s’illustrer par sentir, à partir d’une simple zone touchée, tout l’espace corporel de l’autre et surtout ses appuis.
Structure Souffle poursuit également votre travail autour de la respiration. Comment s’est concrétisée cette recherche ici ?
Je voulais que la respiration soit palpable à l’échelle du groupe. J’ai donc imaginé une structure qui reprend le symbole de l’infini et qui peut être vu comme deux lobes pulmonaires dont chaque danseuse est une alvéole. Structure Souffle explore la « respiration physique ». Je fais la différence entre le travail sur la respiration (la manière de respirer) et le souffle (l’art de respirer). Le contrôle du souffle (pranayama) est l’une des 8 branches du yoga. Pour recentrer, comprendre plus facilement la force du centre, j’ai proposé aux danseuses de remplir le bas, le milieu et le haut du poumon, mais aussi de vider le bas, le milieu et le haut du poumon, ce qui n’est pas le cas avec le yoga que j’ai l’habitude de pratiquer où il y a plutôt un va et vient. En effet, le yoga de l’énergie propose plutôt de remonter l’axe médian du corps (du bassin au crâne) à l’inspiration et de descendre l’axe médian du corps (de la tête au bassin) à l’expiration. Pour cette pièce je base donc mon travail sur la logique de la biomécanique respiratoire. Je leur demande de relâcher leur diaphragme pour libérer l’arrière des poumons : c’est la respiration physique. La pratique du yoga mène à sentir que le souffle est une vibration et sentir les fréquences des différents tissus. Chaque matin, je débute les répétitions par une pratique du yoga que je dirige : je pointe et stimule la proprioception, les muscles profonds, la respiration, le centre de l’enracinement, etc, avant d’inviter à sentir les centres d’énergies ou les différentes enveloppes énergétiques sans les nommer afin de voir, à partir de ce champ d’expérience, ce qui peut émerger « authentiquement » chez chacune des interprètes. Pour donner un exemple, chaque matin les interprètes arrivaient avec un mot qui correspondait à leur désir du jour. Je commençais avec une série d’exercices articulaires (souvent le principe d’accumulation de ces exercices permet de voyager en terrain inexploré, pour aller dans la profondeur) afin d’activer des pétillements internes, des circulations, des sensations, etc. Après, en assise, je laisse chacune sentir ces flux. Ils se manifestent alors selon des formes spécifiques pour chacune (et je me garde bien de guider ou d’influencer ces formes). Ensuite, elles décrivent chacune ce qu’elles ont ressenti.
J’ai pu constater, pendant les répétitions, que vous travaillez toujours avec des partitions Laban très précises, cependant les danseuses ont extrêmement de liberté dans l’écriture du geste. Pouvez-vous revenir sur le processus chorégraphique avec les danseuses ?
L’écriture Laban joue avec une multitude de notions – les parties du corps en mouvement, les niveaux et les directions dans l’espace – qui, lorsqu’elles se superposent, produisent une écriture très fine du geste. Sur le papier, si je ne précise pas les natures de transition ou les parties du corps à mettre en jeu, ça offre une ouverture immense pour la personne qui va lire et interpréter la partition. La plupart des notateurs ne considèrent d’ailleurs pas ce paramètre de liberté car la plupart du temps ils doivent noter une danse qui existe déjà. Mais à partir du moment où un chorégraphe s’intéresse à ce langage pour imaginer une partition, cette particularité permet une large créativité. Avec Structure souffle, j’explore de nouvelles manières d’envisager l’écriture du geste, notamment par des parties du corps en action à travers le sens du toucher, alors que dans mes précédentes pièces qui mettaient en jeu le sens du toucher, je me concentrais uniquement sur la qualité du toucher en laissant les danseuses choisir les parties du corps qu’elles souhaitaient engager. Il y a finalement très peu de contraintes dans Structure souffle, je cerne en quelque sorte le chemin, sans savoir les choix qu’elles vont faire pour le parcourir. Chaque interprète s’approprie la partition et je suis toujours surprise par leurs singularités.
Kasper T. Toeplitz, vous collaborez une nouvelle fois avec Myriam. Pouvez-vous revenir sur le processus musical et la spécificité de cette création sonore ?
Kasper T. Toeplitz : J’accompagne le travail de Myriam depuis plus de vingt ans. Nous travaillons toujours en amont du processus, lorsque Myriam commence à concevoir l’écriture de la pièce, en parlant simplement du projet, lorsqu’il n’y a pas encore de musique ni de corps. Chacun travaille ensuite de manière autonome, sans chercher à ce que son médium s’articule « correctement » à l’écriture de l’autre. Pour cette pièce là en particulier j’ai la chance d’être présent la plupart des temps de répétition, mais je travaille principalement au casque et je n’influence pas l’évolution de la forme au plateau. Pour Structure Souffle, j’ai eu envie de faire de la musique électronique générée en temps réel avec plusieurs ordinateurs. Je suis en train de développer actuellement un programme inspiré de la thermodynamique des fluides et du pendule double qui répond à la théorie du chaos. Je n’ai pas de formation scientifique, ni de connaissances particulières, donc ma recherche est guidée par ce que je peux comprendre de la thermodynamique ou du chaos. Il s’agit de s’inspirer de la « physique du monde » pour écrire, via MaxMSP (Max/MSP est un logiciel musical permettant de faire de la synthèse sonore, de l’analyse, de l’enregistrement, ainsi que du contrôle d’instruments, ndlr), des processus de génération de son en temps réel. Pour certains des paramètres, j’ai choisi d’appliquer des « règles » ou plutôt des commandes issues de la quantification des règles naturelles (de la nature), en appliquant, par exemple, des valeurs qui s’inspirent de la modélisation (mathématique) du mouvement de la fumée ou de la formation des tourbillons d’eau dans une rivière. Je ne pense pas que la différence s’entende, mais je veux croire qu’elle est intuitivement « perçue ». Au début, j’ai travaillé avec une polyphonie de 8 sons générés en simultané, un pour chaque danseuse, puis au fur et à mesure des répétitions la partition s’est complexifiée : aujourd’hui il y a une cinquantaine de sons basés sur un changement de structure et d’interrelations entre les notes.
Structure Souffle est une pièce conçue pour s’adapter à différents contextes de présentation. Ce n’est pas la première fois que vous vous confrontez à des lieux hors plateaux sans frontalité. Comment envisagez-vous ces nouveaux espaces ?
Ce n’est absolument pas une nouveauté pour moi, j’ai commencé comme ça, sans théâtre. Mon premier solo en 1998 à d’abord été joué dans une usine désaffectée, puis le second dans un centre d’art, etc. J’ai commencé à travailler avec le milieu alternatif, un milieu qui habituellement n’investit pas l’espace du théâtre. J’ai fait mes premiers pas dans des usines, des galeries, en plein air… La danse située a donc toujours été une forme d’évidence pour moi. Ce qui m’intéresse ici, pour Structure Souffle, comme pour l’écriture des chorégraphies, c’est travailler avec un ensemble de possibles. Chaque invitation dans un nouveau lieu est l’occasion de réfléchir à la dramaturgie des situations. Il y aura toujours un travail de ré-agencement en fonction de l’architecture, de la circulation ou non des spectateurs et du format qui peut s’étendre sur quelques heures. Habituellement, pour une pièce, c’est la micro-structure qui est flottante (la pièce) et la macro-structure qui est identique (la scène), je souhaitais renverser cette assuétude et ré-interroger tous ces paramètres à chaque fois que la pièce voyage dans un nouveau lieu.
Structure Souffle, composition chorégraphique, Myriam Gourfink. Composition musicale et interprétation live, Kasper T. Toeplitz. Avec Alexandra Damasse, Céline Debyser, Karima El Amrani, Carole Garriga, Deborah Lary, Azusa Takeuchi, Véronique Weil, Annabelle Rosenow. Régie générale, Zakariyya Cammoun. Photo © Anne-Sophie Cambeur.
Structure Souffle est présenté le 4 mars 2024 à la Fondation Cartier dans le cadre des Soirées Nomades.
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