Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 21 septembre 2023
À la croisée des disciplines, la chorégraphe Ula Sickle et le musicien Tom Pauwels développent chacun·e depuis de nombreuses années une pratique expérimentale et transversale, à la recherche de nouvelles formes d’écritures chorégraphiques et musicales. Complices de longues dates, ils imaginent ensemble Holding Present, une création pour huit musicien·nes et danseur·euses dont les rôles se confondent. Prenant appui sur des œuvres musicales de Pauline Oliveros, Didem Coskunseven, Stellan Veloce et Alvin Lucier, le groupe partage un espace d’écoute et d’observation, entre pratiques instrumentales et chorégraphiques. Inspiré des manifestations et des rassemblements protestataires, Holding Present explore comment un geste se propage et devient un mouvement collectif.
Ula, vous développez vos propres projets depuis maintenant de nombreuses années. Comment décririez-vous votre recherche chorégraphique aujourd’hui ?
Ula Sickle : Je suis de plus en plus intéressée par l’évolution de nos gestes et par les nouveaux mouvements qui se sont ajoutés à notre répertoire collectif ces dix dernières années. Je pense aux danses virales qui circulent sur internet, aux gestes associées à l’usage de nos téléphones ou les gestes développés pour communiquer lors des rassemblements protestataires. Je suis également intéressée par les idéologies qui sont sous-jacentes à ces gestes : comment nos corps sont-ils chorégraphiés par ces idéologies dominantes et quels sont les gestes qui vont à l’encontre de ces idéologies ? Il me semble d’ailleurs que notre système est fait pour récupérer toute acte de résistance : il n’est pas étonnant de voir des gestes protestataires être repris en masse sur les réseaux sociaux ou dans des publicités. Dans son discours sur l’« esthétique de la politique » et la « politique de l’esthétique », Jacques Rancière explique que ces gestes nous échappent, qu’ils sont politiques dans un certain contexte et pas nécessairement dans une autre. Dans mon travail, j’essaie d’explorer ces processus de transformation du geste avec l’ambition d’en créer de nouveaux. J’envisage mes œuvres comme des archives, des archives du présent. Mais avec cette possibilité de projeter des futurs possibles.
Après avoir réalisé plusieurs soli et des pièces frontales pour la boîte noire, votre travail a pris un virage, vers de nouveaux formats. À quoi répond ce tournant ?
Ula Sickle : En effet, mes derniers projets explorent de nouveaux dispositifs scéniques et se confrontent à la question du groupe. Par exemple, dans ma pièce The Sadness (2020), le public est assis par terre autour d’un un petit îlot de terre. Il s’agit d’un concert intimiste où les danseurs chantent des chansons qu’ils ont écrites sur l’état du monde et leurs angoisses face à la crise climatique. Cette pièce répondait pour moi au besoin d’avoir davantage d’espaces collectifs pour partager nos émotions face à cette crise. Dans la pièce suivante, Echoic Choir (2021), les danseur·ses et le public sont rassemblés dans un espace partagé, comme dans une rave ou une boîte de nuit. Avec ce projet, je souhaitais réactiver le rituel du rassemblement et la proximité intime entre les corps sur une piste de danse alors que ces espaces de fête étaient fermés et étaient devenus illégaux durant la pandémie.
Votre recherche se développe également en relation avec les arts visuels, l’architecture, la musique…
Ula Sickle : La transdisciplinarité est une façon pour moi de nourrir ma pratique chorégraphique par d’autres méthodologies, manières de voir ou de réfléchir. La musique contemporaine en particulier est ainsi devenue un vrai partenaire dans la conception de mes pièces. Pour mes projets, je travaille presque toujours en collaboration avec des compositeurs ou des musiciens, et le plus souvent avec de la musique interprétée en live sur scène, car la musique live, qu’elle soit vocale, instrumentale ou électronique, est pour moi avant tout chorégraphique car elle nécessite la coordination et l’écoute entre des corps. Pour ma nouvelle création Holding Present, j’ai eu la grande chance de collaborer avec Tom Pauwels et avec l’ensemble Ictus. Ce sont des musicien·nes extraordinaire ! Je connais Tom depuis que je suis étudiante mais je fomentais depuis très longtemps l’envie de travailler avec lui. Notre première collaboration remonte à 2016 avec Liquid Room Sound & Vision, un projet créé par Ictus entre musique et performance visuelle, dans lequel j’étais invité à présenter des extraits de Light Solos (2011-2013), une pièce que j’ai co-réalisé avec le musicien Yann Leguay.
Tom, vous collaborez depuis longtemps avec des chorégraphes. En tant que compositeur, qu’est-ce qui vous intéresse dans le médium danse ?
Tom Pauwels : Penser ma pratique en relation avec la danse est pour moi une évidence. Ictus – dont j’assure la co-direction artistique depuis 2002; cohabite d’ailleurs depuis 1994 avec l’école de danse P.A.R.T.S et la compagnie Rosas (dirigée par Anne-Teresa De Keersmaeker), avec laquelle nous avons réalisé de nombreuses collaborations. Le mouvement guidé par une écoute attentive s’avère être une curiosité productive inépuisable et les chorégraphes avec qui j’ai collaboré m’ont donné confiance dans l’émancipation du corps au-delà même de l’instrument. Aujourd’hui, je ne me considère pas comme un compositeur, mais plutôt comme un interprète qui s’épanouit dans un processus d’échange créatif avec des compositeurs, des chorégraphes, ainsi que des artistes visuels. En tant que musicien-interprète, je me suis d’ailleurs toujours intéressé aux œuvres où la maîtrise consciente de la physicalité de l’interprète fait partie du projet d’écriture, où la musique est clairement identifiée comme la résonance des actions du musicien.
Pourriez-vous revenir sur la genèse de votre création Holding Present ?
Ula Sickle : Ce nouveau projet s’inspire et développe les recherches que j’avais initié avec ma performance Relay en 2018, une commande pour la Nuit Blanche à Bruxelles, sur le thème de la protestation, 50 ans après mai 68. Dans cette performance, un grand drapeau noir est maintenu en mouvement pendant plus de six heures par plusieurs danseur·ses qui se relaient les uns après les autres. Pour Holding Present, nous avons transposé ce principe de mouvement continu à la musique et à la chorégraphie. Nous avons imaginé un espace-temps où la musique et la danse sont sur un pied d’égalité et où les rôles des musicien·nes et des danseur·euses sont perméables. Parfois les danseur·euses rejoignent les musicien·nes pour interpréter une partition musicale et parfois les musicien·nes rejoignent les danseur·euses sur des passages dansés. Ces mouvements de groupe permettent d’explorer comment le geste individuel franchit le seuil de l’acte collectif et devient élan. Ce groupe construit obstinément, lentement, consciemment, un moment commun qui tend vers un point de rupture, quand la collection des gestes isolés bascule en masse critique.
Ula, envisages-tu cette recherche comme engagée ?
Ula Sickle : L’art n’est pas la même chose que l’activisme, tout comme l’activisme n’est le plus souvent pas artistique, bien qu’il puisse y avoir des chevauchements entre les deux. Pour moi, ces performances sont des espaces de réflexion sur les processus qui permettent au changement de se produire. Elles n’ont pas été conçues pour défendre une seule cause. Avec Relay, le point de départ était les manifestations (en cours) en Pologne pour les droits des femmes qui, à l’époque où j’ai réalisé la pièce, en 2018-19, étaient appelées czarny protest ou protestation noire. Les femmes sont descendues dans les rues en portant du noir, la couleur du deuil, pour signifier leur désaccord avec les récents changements apportés à une loi anti-avortement déjà assez stricte. Depuis, le mouvement a changé de nom et de symbole. Il s’est étendu aux droits des personnes LGBTQIA+, ainsi qu’à des questions plus larges telles que la liberté de la presse et la place de la Pologne dans l’Union européenne. Le 4 juin 2023, soit le même jour que la première de Holding Present à Bruges, un demi-million de personnes manifestaient en Pologne contre la politique du gouvernement en place. Simultanément, à Bruges et dans plusieurs autres villes de Belgique, des manifestations beaucoup plus modestes ont eu lieu à la suite de la mort de Sanda Dia en 2018, un jeune étudiant belge racisé qui a été bizuté à mort lors d’une initiation à l’université catholique de Louvain. En mai 2023, la cour d’appel d’Anvers a condamné les dix-huit prévenus à des travaux d’intérêt général et à 400 euros d’amende. Cette décision a choqué beaucoup de monde et provoqué énormément de manifestations. Comme Relay, Holding Present ne défend pas une cause en particulier, mais s’inspire de manifestations récentes comme celles-ci, ainsi que, et c’est peut-être le plus important, de la crise climatique actuelle. La réflexion ou le processus de pensée qui sous-tend ces deux pièces est qu’une seule manifestation aboutit rarement à quelque chose et que, le plus souvent, il est nécessaire de retourner encore et encore dans les rues. Il y a ce sentiment d’inertie qui peut gagner n’importe quel·le activiste, qu’iel soit professionnel·le ou amateur·ice. Mais malgré cela, le changement peut se produire lorsque nous continuons à consacrer du temps et de l’espace aux questions qui nous sont les plus essentielles et les plus chères. Dans le cas de la crise climatique, le climat lui-même pourrait être le dernier facteur de ralliement qui nous oblige à nous rassembler pour que le changement puisse se produire.
Vous avez travaillé à partir des œuvres des compositeurs Alvin Lucier, Pauline Oliveros, Stellan Veloce et vous avez passé une commande à Didem Coskunseven. Comment avez-vous imaginé cette galaxie sonore ?
Tom Pauwels : Nous avons cherché une pratique instrumentale et vocale qui soit accessible pour tous les interprètes, aussi bien pour les musicien·nes que pour les danseur·euses et qui vienne mettre l’accent sur la manière dont nous sommes en relation les uns avec les autres dans l’espace. À cet égard, la pratique d’écoute de Pauline Oliveros a offert de nombreuses ouvertures et inspirations sur la manière de parvenir à la composition et à la création collectives, sur la manière d’exister en tant qu’individus au sein d’un groupe.
Ula Sickle : Alvin Lucier et Pauline Oliveros, qui sont tous deux né·es dans les années 30, sont deux figures essentielles de la musique expérimentale d’après-guerre. Bien qu’elles soient très différentes, leurs pratiques sont toutes deux centrées sur l’écoute et les phénomènes de perception. Stellan Veloce et Didem Coskunseven sont quant à elles·eux né·es dans les années 80 et travaillent à la croisée de la musique acoustique et de la musique électronique.
Tom Pauwels : Musicalement, les œuvres d’Alvin Lucier, Pauline Oliveros et Stellan Veloce ont pour point commun d’être des partitions ouvertes (open scores) avec des paramètres qui peuvent varier selon la personne qui l’exécute. L’interprète peut décider par exemple de la durée et de la progression dynamique ou rythmique de la pièce. Par exemple, le morceau qui ouvre la pièce, Silver Streetcar for the Orchestra (1988) d’Alvin Lucier, est un solo pour un triangle. La partition est assez libre : le·la musicien·ne doit «juste» amortir l’instrument avec le pouce et l’index d’une main, tout en tapant avec l’autre. Le son produit rappelle celui d’une alarme. L’exécution du morceau consiste à modifier la pression des doigts sur le triangle ainsi que la vitesse et l’intensité du tapotement. En considérant ces consignes, le·la musicien·ne a ensuite toute la liberté sur l’interprétation et la durée du morceau.
Ula Sickle : Nous avons également proposé à la jeune compositrice Didem Coskunseven de réaliser une pièce en relation avec ce processus que nous étions en train d’élaborer, sur l’écoute collective. Elle a composé pour nous deux partitions ouvertes qui impliquent un synthétiseur modulaire, ainsi qu’un clavier, une guitare et une flûte basse. Elle à donner des consignes aux musicien·nes mais le jeu des interprètes reste ouvert. Didem à également imaginé pour nous un morceau électronique – qui fait l’effet d’un grand orage sonore – qui conclut la performance et qui nous permet d’être tous·tes en mouvement, comme un seul corps, sans instruments, sans extensions.
Tom, pourriez-vous partager le processus musical de Holding Present ?
Tom Pauwels : La musique dans Holding Present est le résultat d’une pratique d’écoute et d’observation partagée. Au fur et à mesure du processus, un consensus naturel s’est opéré avec Ula sur les instruments que nous souhaitons utiliser : certains objets ont été choisis pour leurs liens avec la protestation – comme les mégaphones ou bien les pierres, et d’autres pour leur résonance physique et sonore. L’artiste plasticien Gert Aertsen a réalisé des sculptures de tubes d’aluminium qui résonnent uniquement lorsqu’ils sont manipulés d’une manière spécifique. Pour ce faire, les musicien·nes et danseur·euses doivent se mettre à l’écoute pour trouver le mouvement «juste». D’ailleurs, toutes les partitions de la pièce mettent en jeu cette écoute commune. Dans la pièce de Stellan Veloce pour mégaphones et harmonicas (des)accordés, les musicien·nes et les danseur·euses cherchent la plus grande distance physique possible dans l’espace, tandis que chacun·e est censé articuler le même tempo initial extrêmement lent qui s’accélère très lentement et de manière linéaire. L’œuvre passe ainsi de tons uniques qui délimitent l’espace à une masse sonore continue, pulsante et inquiétante, qui converge vers le centre de l’espace. Dans Rock Piece de Pauline Oliveros, l’équipe explore la coexistence de différents tempos en choisissant une paire de rochers qu’iels utilisent comme des instruments de percussion. Pour parvenir à une a-synchronicité et à une polyrythmie radicale, nous avons fini par utiliser des fragments de textes qui ont d’abord façonné les polyrythmies de manière inaudible, mais qui ont progressivement donné naissance à une polyphonie vocale audible et à un chant collectif.
Ula, comment avez-vous engagé l’écriture chorégraphique de Holding Present ?
Ula Sickle : J’ai écrit le vocabulaire de la chorégraphie en m’inspirant de certaines pratiques gestuelles qui se sont développées durant Occupy Wall Street en 2011 ou bien durant les manifestations à Hong Kong en 2019 contre le projet de loi d’extradition. Il s’agit d’un ensemble de mouvements qui sont utilisés dans des grandes réunions et assemblées pour améliorer de façon silencieuse la communication. Dans la pièce, nous avons intégré certains de ces gestes, et nous en avons développé d’autres, plus spécifiques aux interprètes. Nous avons aussi travaillé sur les paroles du sonnet 60 de Shakespeare, Like as the waves, make towards the pebbled shore, so do our minutes hasten to their end que nous avons traduit en gestuelle. Ce sonnet de Shakespeare parle du temps qui passe, du processus de vieillir, mais face à la crise climatique, notre relation au temps qui passe est différente, elle s’envisage désormais dans l’urgence. Nous n’avons finalement pas beaucoup de temps devant nous… Et nous devons trouver une autre manière de vivre ensemble. Avec les danseur·ses, nous avons développé des phrases dansées qu’on a ensuite enseignées aux musicien·nes. L’accumulation des corps renforce l’ampleur du geste dans l’espace et finit par le transformer. Même s’il s’agit d’un unisson, la chorégraphie donne à voir l’individualité de chaque danseur·se. J’aime l’idée que chaque geste puisse se développer et trouver d’autres résonances selon son interprète. On parvient du coup à une sensation collective, comme un mouvement de vague, un élan partagé, mais composé d’individus.
Vu au Centre Pompidou dans le cadre du Festival ManiFeste 2023 de l’événement Moviment au Centre Pompidou. Concept et chorégraphie Ula Sickle. Concept et direction musicale Tom Pauwels (Ictus). Composition Alvin Lucier, Pauline Oliveros, Stellan Veloce, Didem Coşkunseven (commande d’Ictus et de l’Ircam-Centre Pompidou). Electronique Ircam (pour la pièce de Didem Coşkunseven) Augustin Muller. Diffusion sonore Ircam Sylvain Cadars. Instruments originaux Gert Aertsen. Création et performance Amanda Barrio Charmelo, Marina Delicado, Marie Goudot, Ruben Martinez Orio, Michael Schmid, Mohamed Toukabri, Tom Pauwels, Ula Sickle. Eclairages et sonorisation Ofer Smilansk. Scénographie Richard Venlet. Costumes Wang Consulting. Photo © Bart Grietens.
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