Propos recueillis par Smaranda Olcèse
Publié le 13 mars 2023
Ivana Müller développe depuis plusieurs années un travail qui questionne nos liens d’interdépendance et les dynamiques de groupe dans leurs contextes physique, social et environnemental. Avec sa nouvelle création slowly, slowly… until the sun comes up, la chorégraphe s’intéresse aux rêves pour sonder notre imaginaire collectif et imaginer un environnement partagé où l’onirique se relève subrepticement, tout en douceur, comme précieuse zone à défendre. Les rêves, avec leur force évocatrice, leur liberté subversive, leur richesse kinesthésique et leurs vertus réparatrices, deviennent la matière première d’un nouveau tissu chorégraphique aux épaisseurs insoupçonnables. Dans cet entretien, Ivana Müller partage les rouages de sa recherche artistique et revient sur le processus de création de slowly, slowly… until the sun comes up.
Avec slowly, slowly… until the sun comes up, vous sondez l’espace des rêves. Comment cette nouvelle création s’intègre-t-elle dans votre recherche ? Où situeriez-vous l’origine du projet ?
Je considère ma pratique comme un processus continuel, avec des moments de visibilité privilégiés – les pièces – lors desquelles nous partageons cette recherche de manière plus ou moins définie ou formalisée avec le public. slowly, slowly… until the sun comes up vient poursuivre le travail entamé avec Entre-deux en 2019 puis avec Forces de la nature en 2021. Dans ces deux précédentes créations, je suis partie du textile comme matière pour engager le dialogue et la pensée. Dans Entre-deux, une pièce créée avec Gaëlle Obiégly, nous brodons sur une toile de vingt-et-un mètres une phrase en transformation permanente. Les spectateur·ices assistent à l’apparition des lettres et du sens au fur et à mesure de la performance, en regardant deux personnes – Gaëlle Obiégly et moi-même – qui travaillent, tout en écoutant un aperçu des échanges que nous pouvons avoir lorsque nous brodons. Il nous était précieux de proposer une situation où ce travail manuel, minutieux et patient, trouve des échos et des correspondances à des réflexions philosophiques et des formes poétiques. Je me suis appuyé sur ce même principe, en quelque sorte, pour la pièce qui a suivi Forces de la nature, qui explore l’idée de mouvements de groupe dans un contexte physique, social et environnemental. Les cinq interprètes portent des baudriers reliés par des cordes d’escalades et chacun·e s’affaire à la construction d’un paysage en devenir. Iels tissent, cette fois-ci, non pas avec des fins fils de broderie, mais avec des cordes d’escalade, et traversent différents obstacles tout en étant attaché·es les un·es aux autres et en tissant une montagne. Je trouvais important cette mise en abîme et cette métaphore de l’interdépendance. Ensuite, j’ai créé Fäden en 2021, une pièce pour le Kammerspiele de Munich, dans laquelle j’ai travaillé l’idée de vieillissement, ou plus précisément de passage de temps, à partir du geste d’embobiner et de débobiner de grandes pelotes de laine. Toutes ces pièces explorent le travail concret et physique sur des matières textiles, le mouvement n’y est jamais décoratif, toujours fonctionnel : tirer, plier, enrouler, etc. J’adore observer les personnes travailler, le travail manuel m’a toujours fascinée, tout comme la manière dont une certaine concentration sur les gestes du travail induit une qualité tout particulière de pensée… slowly, slowly… until the sun comes up s’inscrit dans cette même recherche autour du tissu et de la matière. Dans cette nouvelle pièce, le tissu se déploie sur tout le plateau comme un grand drap à travers lequel nous créons des espaces et racontons des histoires. J’envisage cet espace comme un univers, un écosystème, à l’intérieur duquel des corps font résonner une réflexion utopique sur l’idée de rêves et, en particulier, des rêves collectifs ou d’un collectif qui rêve. Les interprètes y explorent et révèlent les différentes couches de tissu, comme un voyage à travers différentes strates de l’inconscient.
Comment le dispositif de slowly, slowly… until the sun comes up active cette dimension d’interdépendance, de partage, d’écosystème ?
Au début de la pièce, les spectateur·ices sont invité·es à se déchausser et à enfiler des chaussettes. Iels entrent dans un espace qui est de la même couleur que ces chaussettes et s’installent librement dans les gradins qui sont recouverts du même tissu que celui qui est sur le plateau. Certain·es peuvent même s’y allonger… Le dispositif est quadri-frontal et les spectateur·ices partagent le même tissu avec lequel travaillent les interprètes : iels partagent ainsi le même touché et les mêmes sensations. Cette dimension kinesthésique, tactile, est essentielle pour la pièce. Ce petit rituel d’entrée n’est pas sans rappeler nos gestes de tous les jours, lorsqu’on se prépare pour aller se coucher : on se glisse dans les draps, on se prépare à l’expérience de la nuit, du sommeil, qui rend notre corporéité différente, qui nous met dans une autre condition et dans un autre rythme physiologique. Je souhaiterais proposer un processus similaire pour rentrer dans slowly, slowly… until the sun comes up. Avec cette introduction et ce dispositif, j’ai l’impression que la perception de la pièce est ainsi moins mentale, beaucoup plus physique, physiologique.
Je trouve intéressant de voir que dans slowly, slowly…, vous passez du fil au tissu en tant que surface ou trame… Les fils font désormais épaisseur et deviennent un environnement pour rêver et créer de la fiction.
Au tout début de la pièce, cet espace défini par la matière textile peut nous renvoyer à une multitude de références : un champ, un bac à sable, une page blanche, une plage, un grand lit, etc. Je recherche cette fluidité imaginaire activement dans chacune de mes créations. Il me semble important de garder cette multitude de sens possibles. Pour revenir au rapport au tissage, le·la spectateur·ice tisse aussi pendant la pièce ses propres connexions et son propre tissu. À la fin de chaque représentation, il y a autant d’interprétations que de spectateur·ices engagé·es, actif·ves, participant·es à la création de la pièce. Tout travail artistique m’intéresse dans sa capacité, non pas à donner des réponses, mais à poser des questions et à ouvrir des espaces imaginaires et cette potentialité résonne d’autant plus profondément avec un sujet ayant trait aux rêves. Par ailleurs, rêver est le plus souvent un processus solitaire. Cette conception du rêve résulte de toute une série de traditions spécifiques à notre culture occidentale. À rebours de cette conception, je souhaitais ici créer un environnement où l’on peut avoir la sensation d’un rêve collectif. D’où l’idée de creuser et d’aller plus profondément dans une conscience collective. Au début de la pièce, le public s’engage dans une écoute, dans la qualité du texte, dans les gestes, dans cette expérience partagée, puis, petit à petit, tout bascule et nous entrons dans un espace de fiction : tous·tes les spectateur·ices se retrouvent recouvert·es par le même tissu devenu couverture, alors que le rêve qu’on entend raconte exactement ce qui se passe sur le plateau… On devient un rêve ! Je me suis demandé jusqu’où on pouvait aller ensemble, en tant que communauté éphémère, dans ce contexte de spectacle. Peut-on partir ensemble dans un rêve partagé ? Je pense que c’est à cet endroit que la pièce vient toucher des réflexions qui me sont chères, sur le collectif, sur « faire groupe » au théâtre. Que sommes-nous capables de faire ensemble ? Quelles bifurcations pouvons-nous prendre ensemble ? J’ai beaucoup réfléchi à cette idée de liberté, surtout aujourd’hui, après la crise que nous avons traversée, aux espaces qu’il nous reste. J’ai évidemment pensé à la poésie et à différentes expériences artistiques. Pourtant, dans notre société, les expériences artistiques sont de plus en plus marginales et marginalisées. L’univers des rêves m’a ainsi permis de réfléchir à la place des expériences artistiques et des expériences collectives. Le théâtre est l’un des rares endroits où l’on se réunit collectivement pour avoir une expérience ensemble, sans obligation de produire des résultats matériels. Ces pratiques sont essentielles, tout comme les rêves. L’accès vers l’imaginaire, ainsi que la relation aux autres dans les communautés éphémères ont été mes principales ressources pour cette création.
Attardons-nous un instant sur le processus d’écriture… Comment avez-vous récolté toutes ces matières oniriques ? Avez-vous procédé à des classifications de ces rêves ?
Au départ, nous avons repéré différentes familles de rêves : des rêves répétitifs, des rêves qui font peur, les rêves dans lesquels on se transforme… Nous avons procédé de manière complètement intuitive, à partir de nos propres expériences. Il s’agissait d’une matière première pour commencer à expérimenter la relation avec un travail physique, de la manipulation, du pliage. Il s’agissait d’éprouver le côté tactile des tissus. Textualité, textures, textile : cette relation était importante dès le départ. J’ai donc demandé à mes collaborateur·ices d’imaginer chacun·e des rêves relevant de ces différentes familles que nous avions définies ensemble. C’était la base du travail, sur laquelle se sont rajoutés d’autres rêves qui sont advenus pendant les improvisations sur le plateau, en travaillant avec les tissus, et également des rêves écrits en dehors du studio : c’était la construction d’une matière de rêve collective. De point de vue dramaturgique, il s’est avéré intéressant de s’appuyer sur les différentes phases du sommeil : le moment de l’endormissement, le sommeil léger, le sommeil profond, le sommeil paradoxal, et finalement le réveil. Choisir de travailler à partir des différentes phases de sommeil a permis de structurer l’écriture et a influencé les types de physicalité et les ambiances sur scène. L’ordre des rêves a beaucoup changé pendant le processus. D’une organisation thématique, l’accent s’est déplacé sur les différents champs sensoriels, par exemple les différentes voix qu’on entend. Leur qualité a été déterminante pour la pièce. Nous avons essayé de travailler les voix des interprètes comme dans une pièce de musique. Quel type d’univers ces voix peuvent-elles appeler ? Quelles sensations évoquent-elles ? Comment influencent-elles l’environnement ? J’ai accordé beaucoup plus d’importance à ce type de questions pour slowly, slowly… until the sun comes up que pour Forces de la nature. Il était essentiel pour moi de proposer un environnement physique. La notion de «toucher» est présente à travers les mains et les gestes des interprètes (Julien Gallée-Ferré, Clémence Galliard et Julien Lacroix) puis dans le dispositif sonore (réalisé par Olivier Brichet) qui permet d’ouvrir de nouveaux espaces avec différentes textures perceptives et de partager ensemble un imaginaire onirique. Dans cette narration intuitive, ancrée dans la capacité d’accéder à l’imaginaire à travers la sensation, le travail de jeu et du son a été aussi important que le travail de texte, tout comme le travail de la lumière (Fanny Lacour) et de l’environnement scénique (Alix Boillot).
Vous avez créé en 2012 We are still watching, une pièce dans laquelle les spectateur·ices sont aussi impliqué·es dans un dispositif quadri-frontal. Comment qualifiez-vous ce chemin parcouru entre ces deux pièces ?
Beaucoup de chemin parcouru en dix ans… Certes, on retrouve ce même dispositif quadri-frontal mais les spectateur·ices sont investi·es différemment durant le spectacle. Les processus mêmes ayant abouti à ces formes ont été très différents. Dans We are still watching, l’espace entre les spectateur·ices est travaillé en tant que potentiel immatériel et métaphysique, alors que slowly, slowly… until the sun comes up propose un espace tactile et sensoriel. Les deux pièces posent les prémisses d’une constitution de communauté éphémère, mais l’engagement impliquait pour We are still watching de performer une partition dans un contexte collectif, avec en arrière fond le spectre de l’autorité du texte. Le dispositif est rigide, stressant parfois. Alors que certains spectateur·ices de slowly, slowly… until the sun comes up évoquent une feel-good piece et témoignent de leurs corps relâchés, fluides, à l’aise. slowly, slowly… until the sun comes up travaille les rêves et les espaces de création artistique essentiellement à partir de l’idée de réparation et de soin. On dit d’ailleurs que dans les rêves on répare les travers de la vie diurne. Je pense que le théâtre peut avoir ces mêmes capacités réparatrices. Nous avons tout de suite travaillé dans ce paradigme précis – comment produire des rêves qui réparent ? Cette réflexion n’est pas explicite dans la pièce, mais si l’on analyse attentivement, chaque rêve engage une forme de réparation.
Revenons sur la relation entre les rêves et le corps. On peut trouver dans slowly, slowly… des éléments et des pistes pour constituer des archives d’un imaginaire corporel augmenté par les rêves. De quelles manières avez-vous abordé la physicalité de cette création ?
La physicalité dans slowly, slowly… repose sur l’écoute entre les interprètes mais aussi sur l’écoute et les résonances entre la piste sonore et le texte. La fonctionnalité des gestes joue également un rôle très important dans la qualité particulière de la chorégraphie qui se focalise sur le tissu et sa manipulation avec le corps, avec les doigts et les pieds. Un temps précis dédié à chaque geste aussi. La matière sonore – parfois imperceptible – qui résulte de cette manipulation est aussi très importante pour donner une couleur à la partition de chaque interprète. Nous avons par exemple travaillé sur différents types de plissage et comment la texture des matières peut provoquer des résonances dans leur physicalité.
J’ai été très touchée par la manière dont slowly slowly… until the sun comes up propose d’autres imaginaires kinesthésiques et corporels, d’autres manières de se projeter dans le monde et de se relier aux autres. Je pense notamment à ce rêve du transport en commun ou encore à cet autre rêve où nous sommes dans tout ce qui est, à la fois dans la pierre, le soleil et la peau qui chauffe – le rêve où « j’étais partout et tout était moi ».
Effectivement, travailler à partir des rêves nous a permis d’explorer des consciences différentes d’être au monde, autant de manières de poser des questions philosophiques : comment être l’autre ? Comment personnifier une convention collective. Comment être un mois de l’année ? Ou comment prendre tout le monde en soi ? Je vois ces questions comme autant de pistes qui participent à ce tissage que chaque spectateur·ice peut faire durant la pièce. J’aime beaucoup penser le rêve et l’espace du théâtre comme un transport en commun. Chaque rêve partagé dans slowly slowly… peut agir comme un mind switchers dans le flux d’imaginaire : ils servent de la même manière que des aiguillages de voies ferrées, peuvent vous mettre sur un tout autre chemin. Dans la pièce, nous avons exploré différents niveaux, entre réflexion et perception, à travers lesquels ces switchers peuvent opérer. Par ailleurs, le texte qui est partagé au plateau n’agit pas sur la physicalité des interprètes, la relation entre ce qui est dit et ce qui est fait n’est jamais illustrative mais le spectateur·ice peut y projeter de multiples histoires.
Pouvez-vous dire un dernier mot sur ces tissus qui deviennent des voiles, des masques, des prothèses modifiant les corps qui les manipulent ?
Lorsque nous avons commencé à expérimenter avec le tissu en studio, nous avons pu en effet constater des figures chimériques surgir durant les manipulations. Pourtant, l’idée n’est pas de produire ou d’arriver à des formes précises. Les interprètes se mettent à l’écoute et suivent la volonté du tissu de prendre telle ou telle forme. slowly, slowly… until the sun comes up s’envisage d’ailleurs comme un long mouvement ininterrompu : les formes ne sont jamais figées et les images sont toujours en transformation. Ce tissu peut également suggérer plusieurs imaginaires : il peut être regardé comme une deuxième peau manipulée par les interprètes, ou étendue sous les pieds ou sous les mains des spectateur·ices, comme la peau d’une bête qui dort, qui rêve et avec lequel nous sommes en contact.
Chorégraphie, concept, texte, mise en scène Ivana Müller, en collaboration avec Julien Gallée-Ferré, Clémence Galliard, Julien Lacroix, Alix Boillot, Olivier Brichet, Fanny Lacour, Sarah van Lamsweerde. Interprètation Julien Gallée-Ferré, Clémence Galliard, Julien Lacroix. Scénographie, en collaboration avec Alix Boillot. Création sonore Olivier Brichet. Création lumières et régie générale Fanny Lacour. Collaboration artistique et recherche Sarah van Lamsweerde, Jonas Rutgeerts, Olivia Lucidarme et Nefeli Gioti. Administration, production, ORLA (Capucine Goin, François Maurisse). Production, diffusion, Kumquat | performing arts (Gerco de Vroeg, Laurence Larcher) Photo © Alix Boillot.
slowly, slowly… until the sun comes up est présenté les 17 et 18 mars au Festival Conversations
Pol Pi, Ecce (H)omo
Entretien
Daphné Biiga Nwanak & Baudouin Woehl, Maya Deren
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
Ivana Müller, We Are Still Watching
Entretien
Amanda Piña, Exótica
Entretien
Old Masters, La Maison de mon esprit
Entretien
Georges Labbat, Self/Unnamed
Entretien
Bouchra Ouizguen, Éléphant
Entretien
Cherish Menzo, D̶A̶R̶K̶MATTER
Entretien
Solène Wachter, For You / Not For You
Entretien
Collectif Foulles, Medieval Crack
Entretien
Hortense Belhôte, Et la marmotte ?
Entretien
Flora Detraz, HURLULA
Entretien
Julian Hetzel & Ntando Cele, SPAfrica
Entretien
Hélène Iratchet, Les Délivrés
Entretien
Michelle Mourra, Lessons for Cadavers
Entretien