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Laurent Pichaud « L’in situ nécessite de rester ouvert à l’inconnu »

Propos recueillis par Smaranda Olcèse

Publié le 28 novembre 2022

Artiste de terrain, foncièrement attaché à la forme in situ, dans une acception anthropologique, politique et sociétale, Laurent Pichaud revient sur sa collaboration en tant qu’artiste associé au CCN2 – Centre chorégraphique national de Grenoble. Il détaille les enjeux des projets protéiformes qu’il a pu initier à l’échelle du territoire en mettant ses savoirs faire incarnés, intuitifs d’interprète et chorégraphe au service de contextes a priori éloignés du monde de la danse contemporaine.

Chorégraphe, interprète, enseignant, personne-ressource. Comment votre parcours artistique s’articule-t-il à ces multiples facettes ?

Je dirais que c’est mon rapport à la création in situ en tant que chorégraphe qui irrigue toutes ces activités. Ce choix s’est imposé dès mon premier solo en 2001 et depuis, toute pensée du travail artistique s’inscrit et dépend d’un contexte dans lequel j’ai envie d’œuvrer, que ce soit un contexte artistique ou pédagogique : j’agis en tant qu’artiste au regard d’une situation donnée. Il y va aussi d’une question économique et politique. En 2010 j’ai perdu les subventions de la DRAC qui ne souhaitait pas soutenir ma démarche in situ. Cette situation a marqué un point de bascule et enclenché toute une réflexion de ma part sur les manières d’être artiste à la marge d’un système de production qui ne me convenait pas. Par ailleurs, à la même époque, en 2011, Mathilde Monnier m’a invité à l’accompagner pour la refonte d’exerce. Il s’agissait de passer d’une formation pré-professionnelle de six mois à un master de deux ans. Je me suis beaucoup investi dans cette fabrique. J’ai accepté la proposition de Mathilde Monnier de devenir ensuite artiste associé au Master exerce du CCN de Montpellier et je me suis davantage impliqué dans le champ pédagogique. J’ai beaucoup réfléchi à cette inscription de l’artistique dans un champ académique et universitaire, à la posture de l’étudiant-artiste-chercheur et à la place de l’écriture dans le champ chorégraphique. En parallèle, j’ai quand même continué à fabriquer des objets et des projets in situ dans une autre économie que celle dans laquelle je m’étais inscrit auparavant. Tout cela a constitué une forme de nourriture supplémentaire et la notion d’artiste-chercheur est devenue très prégnante dans mon travail, jusqu’à ce que je quitte exerce pour intégrer le département Danse de Paris 8 en tant que professeur associé. Par la suite, j’ai décidé de m’inscrire en thèse de création, puisque j’ai adoré imaginer les programmes d’études à exerce, et comme je n’avais pas été moi-même étudiant, j’avais envie de réfléchir à la figure de l’artiste chercheur à mon endroit. Le monde académique, le monde professionnel artistique, théâtral, l’in situ qui est une marge du champ théâtral – tout est relié, il y va pour moi d’une forme de connivence perpétuelle.

Aujourd’hui, nous pouvons constater que les formes in situ commencent enfin à gagner une certaine reconnaissance institutionnelle…

Plusieurs artistes de l’in situ ont dû inventer chacun.e sa marge, d’une certaine manière. Je pense à des personnes de ma génération, Julie Desprairies, Christophe Haleb, Catherine Contour – nous avons chacun.e tenté de maintenir nos activités in situ en regard d’un contexte qui n’était pas toujours accueillant. Depuis trois-quatre ans, plusieurs facteurs font que d’un seul coup ce type de démarche est entendable. C’est entendable dans une perspective écologique au sens très générique du terme, avec toute la question des crises écologiques que nous sommes à la fois en train de traverser et de générer. Soudain le monde du spectacle vivant se pose des questions et se tourne vers des personnes qui travaillent sur des questions contextuelles depuis pas mal de temps. Par ailleurs, le renouveau de direction de certaines institutions chorégraphiques a rendu possibles de nouvelles dynamiques de travail. Lors de la crise du covid, le spectacle vivant a été brutalement atteint : des institutions dont le cahier de charges exigeait le remplissage des salles se sont donc tournées vers l’extérieur en tant que solution possible, permettant de contourner le problème des jauges, de la distanciation, etc. Bref, depuis trois quatre ans, il y a une forme de dialogue qui se remet en place entre un certain milieu professionnel (car c’est loin d’être généralisé) et ma propre démarche. 

Après avoir abordé la question de l’in situ dans une perspective institutionnelle, attardons-nous davantage sur vos attaches. Artiste de terrain dans l’acception anthropologique, politique, sociétale, à quel endroit se situe votre intérêt pour l’in situ ?

Je suis issu de la génération des années 90 et donc très proche de toute la réflexion sur les codes de la représentation. L’in situ véhiculait une approche particulière de la représentation, notamment quant à la relation performeur-spectateur et au rapport scène-salle. Qu’est-ce que ça voulait dire d’agir dans un environnement non organisé pour l’artistique ? Le grand bouleversement à l’époque pour moi était de me rendre compte que très vite c’était trop facile ou trop évident de reproduire les codes de la représentation théâtrale à l’extérieur. Je me suis donc donné comme horizon de réflexion la tâche d’agir chorégraphiquement sans recréer un théâtre, alors que, de fait, l’histoire de la danse occidentale contemporaine telle que je l’ai reçue, à laquelle j’ai participé, est basée sur un rapport théâtral. Cette manière de bousculer les codes de la représentation (la frontalité unique, la séparation scène-salle, la hiérarchie des présences, l’oubli du corps des spectateur.ices…) était pour moi le moteur qui a induit, au fur et à mesure de mon avancée, de nouveaux processus artistiques. Cela a été un long travail de déconstruction. Ne pas rejouer cette séparation héroïque du beau danseur sur scène, rabaisser le tonus spectaculaire chez les performers, proposer des actions très simples que tout le monde pourrait faire, des actions poétisées et, d’une certaine manière, politiquement décalées. Chercher à équilibrer l’empathie kinesthésique, travailler non plus avec des danseur.e.s professionnelles mais aussi avec des amateur.ices et/ou faire un travail un peu plus participatif. Tout ce cheminement est lent et long, parce qu’il faut du temps pour déconstruire des processus qui ont tant fait leur preuve et sont devenus dominants. Je me suis beaucoup intéressé à la typologie des lieux, et notamment des lieux de vie commune. Cela m’a conduit à m’interroger en tant qu’artiste avec des questions sociétales. J’ai beaucoup travaillé la question de la mémoire, avec un projet sur les monuments aux morts. En ce moment, je me préoccupe d’une question plus politique, ayant trait aux identités, autour de la problématique des villes jumelées. Il y va d’une forme de continuité du processus de déconstruction de la place de l’artiste en société que l’in situ a généré chez moi. Me refusant de reproduire un théâtre à l’extérieur, plusieurs questions se posent : dans quel cadre est-ce que j’agis ? Comment suis-je intercepté dans ce cadre ? Travailler souvent avec un partenaire culturel, mais dans des territoires ou dans des contextes non artistiques a été une dynamique très nourrissante.

Vous vous attachez à mettre les savoir-faire de l’interprète au service d’un contexte qui n’est pas artistique. Qu’en est-il des savoirs incarnés, intuitifs, développés par le travail de la danse ?

Il y a plusieurs axes pour répondre à votre question. Pour moi, l’exigence artistique est toujours liée à l’expérimentation – un héritage des années 90, je pense. Maintenir l’expérimentation, se mettre en état de création, s’ouvrir à l’inconnu… Chaque nouveau projet in situ me propose d’ouvrir un inconnu, non pas de faire appel à une quelconque méthode. Je suis obligé de m’adapter. Il m’est précieux de faire goûter aux collaborateur.ices en dehors du milieu artistique ce plaisir de l’expérimentation et de la co-création. Cela implique de leur faire comprendre, dès les premières rencontres, que ce n’est pas un projet « clés en main » que je leur propose, mais que c’est le dialogue qui va nous faire inventer un format artistique spécifique à notre projet commun. Les outils chorégraphiques de la danse interviennent de manière structurelle : qu’est-ce qu’un processus artistique ? Comment se transmet-il ? Comment cela se met en place avec des amateurs ? Quel corps sensible peut être généré dans un rapport à l’environnement ? Ce corps sensible est contextuel, il se doit de se réinventer à chaque fois. Comment perçoit-on l’environnement ? Les savoir-faire des danseur.e.s par le rapport à tout corps sensible, par rapport à la perception qui est très importante chez moi, sont essentiels pour enrichir, pour apprécier, pour dynamiser la perception de l’environnement. Nous avons des outils de danseur.e.s qui sont là depuis longtemps, ainsi que d’autres que j’ai fabriqués moi-même, au fur à mesure de mes projets. Il y a aussi une connaissance sensible et corporelle très marquée de la part des habitant.e.s qui connaissent leur environnement. Pour moi, il est toujours très important d’arriver à rapprocher, à faire interagir ces deux corporéités. Ainsi les participant.e.s peuvent comprendre à quel point iels ont un savoir corporel qui peut être conscientisé en miroir de celui que je leur propose qui vient de la danse. Les personnes sont appelées, interpellées corporellement, d’une certaine manière elles sont obligées de se positionner, que ce soit par rejet, par empathie ou par fantasme. Un cheminement va se faire avec elles pour que leur présence génère ce corps sensible propre à chaque projet.

Depuis 2020, vous êtes artiste associé au CCN2 – Centre Chorégraphique National de Grenoble. Comment avez-vous approché ce contexte, ce territoire ?

Marie Roche, directrice du Pacifique CDCN, et Erell Melscoët, directrice adjointe du CCN2 à Grenoble, sont exemplaires pour moi de cette nouvelle génération de responsables de direction de structures culturelles qui ont une intelligence contextuelle. Je venais de faire une pièce dans un lycée professionnel hôtelier avec le CDCN. L’invitation de devenir artiste associé au CCN2, elle, a été intimement liée à son pôle territoire. Je venais de lancer ce projet, …en jumelle, et donc forcément cela correspondait à ma dynamique : un projet à moyen et long terme pour aborder des questions sociétales. Cela m’intéressait d’agir localement. Notre collaboration au CCN2 s’est inventée dans le contexte du covid, il fallait faire avec, à l’intérieur du cadre artistique d’…en jumelle – autour du jumelage des communes, des territoires, des paysages de différents pays européens. 

Comment le contexte sanitaire a-t-il conditionné/redessiné les possibles sur le territoire grenoblois ?

Nous avons passé tout l’automne 2019 à cartographier les possibles, avec Erell Melscoët et Hélène Azzaro, responsable des relations aux compagnies, accueil et médiation, pour repérer ce qui pouvait être jumelé sur ce grand territoire, qui comprend à la fois l’agglomération grenobloise et le département de l’Isère et au-delà. Une cartographie imaginaire s’est mise en place, qui tenait compte également des partenariats déjà existants et je pense notamment à tout le travail structurel que le CCN2 a fait avec des groupes en milieu scolaire ou en milieu social. Le covid a été un accélérateur de transformation au sein du projet global, partie prenante du jeu de la création in situ et de la co-création. Nous avancions ensemble, chacun avec ses vitesses et ce qu’on pouvait amener au collectif. Les choses se sont transformées, sans pour autant annuler ou abandonner des propositions. Nous avons beaucoup transformé mais nous avons pu accomplir, fabriquer, montrer des choses. Quant à moi, dans l’in situ, le rapport au public est très large – un public invité à venir voir quelque chose, faire avec des personnes dans un contexte où le public est déjà là, il y a toujours un sens du partage et une adresse au spectateur, que ce spectateur soit actant ou invité. Le covid nous a poussé, tant bien que mal, à inventer des formats adéquats suivant les contextes et les territoires dans lesquels on voulait travailler.

Quelles actions sur le territoire le projet …en jumelle a-t-il engagées ? Il y va, il me semble, d’une multiplicité de formats, allant de l’atelier, à la performance ou à la balade sonore.

Je souhaiterais m’attarder sur trois dynamiques. Il y avait déjà un contact fort avec le lycée professionnel Argouges qui accueille des étudiant.es en graphisme et des étudiant.es en stylisme de mode. J’ai commencé par un workshop à partir d’une de leurs propositions sur l’idée de costumes en papier. J’ai apporté tout un travail de graphisme issu de …en jumelle autour des blasons jumelés. Nous avons abouti à une restitution performée – qui est passée entre les gouttes du covid en intérieur et en extérieur. Le projet en Chartreuse venait au départ d’un désir de faire un travail en alpage, le CCN2 étant en situation très urbaine. L’idée d’un projet d’été en estive commençait à se préciser au regard d’une belle ampleur qu’…en jumelle prenait aussi au far° de Nyon, en Suisse, de l’autre côté de la frontière alpine. Une grande marche-séminaire de plusieurs jours était envisageable. Le covid a beaucoup ralenti ces recherches et nous nous sommes arrêtés sur un seul site. Au Sappey-en-Chartreuse, nous avons eu l’envie de fabriquer une randonnée sonore, via un audioguide chorégraphique. L’idée d’imprimer la carte du site sur un bandana de randonnée nous a fait relancer le partenariat avec le lycée Argouges. La confiance était là et nous avons vraiment œuvré ensemble. J’ai beaucoup apprécié aussi bien le processus que le résultat artistique. Tout cela est une longue courbe de transformation du désir, de réflexion sur le local et sur le possible, y compris dans la forme du covid. La marche est devenue un projet fort. Fin janvier 2020, j’avais fait une conférence performée au CCN2 dans le grand studio et parmi les invités, il y avait des usagers du centre social Jean Moulin de Pont-de-Claix avec lesquels il était possible d’envisager quelque chose. La rencontre s’est bien passée. Nous avons imaginé un projet local qui, à cause du covid, n’a pu se réaliser que deux ans après. Nous avons pu partir fin mai 2022 en voyage en Allemagne, dans la ville jumelée avec Pont-de-Claix. C’était intense pour nous, pour eux et pour l’équipe encadrante. On va faire un format de restitution à l’automne. Pour résumer, s’agissant du lycée, cela partait d’un but pédagogique pour aboutir à une vraie collaboration artistique. Quant à la Chartreuse, il s’agissait d’un désir de paysage, finalement résolu sur le format d’une randonnée sonore. Pour le Pont-de-Claix, in fine, l’idée de partir dans la ville jumelée en Allemagne était présente dès le début de ma collaboration avec le centre social, mais la manière de l’activer s’est réinventée pour qu’il puisse y avoir une forme de suivi au fil de ces deux années. 

Vos projets prennent racines dans les rencontres et les relations que vous développez sur les territoires, avec des habitant.e.s. Comment ce type d’échange nourri/déplace votre recherche ?

Ils.elles possèdent une forme de savoir que j’ai n’ai pas. La rencontre entre moi, artiste nomade, et ces habitant.e.s est la garantie même qu’ils.elles ont des choses à apporter au projet. Il y va de la dimension la plus prégnante de mon rapport à l’art : je trouve qu’il y a une image que la société aime se faire de l’artiste démiurge, tout puissant, exotique or en quelque sorte je ne suis qu’artiste, un artiste qui a besoin de s’inscrire et de penser son inscription dans la société pour travailler. Développer des projets avec des habitant.e.s est donc une manière de m’assurer que je serai modifié par ces actions, que je découvrirai des choses nouvelles. Dans une forme de réversibilité, je sais qu’en apportant une connaissance par le chorégraphique, je bousculerai, j’interrogerai, je parviendrai à rendre curieux et curieuses les habitant.e.s du territoire d’inscription du projet. C’est un grand retour que je reçois de ces habitant·e.s : ils.elles me disent souvent qu’ils.elles redécouvrent leur environnement, voire qu’ils.elles le réinventent. Cette rencontre entre des savoirs, des savoir-faire et des inconnus donne tout son sens à la notion de co-création qui m’est très chère : nous acceptons de mettre nos inconnus en commun et de travailler avec. Et cela à tous les échelons. Les trois-quatre mois de l’automne 2019 où nous avons beaucoup discuté avec Hélène Azzaro et Erell Melscoët participaient déjà pleinement à cette démarche. Elles connaissent bien le territoire d’inscription du CCN de Grenoble, et de ce fait même, elles ont pu nourrir l’imaginaire de ce que j’amenais comme désir. C’est le plaisir de toute vraie rencontre : on ne sait pas ce qu’il va advenir dans le triangle qui se met en place entre ce que je propose, l’institution culturelle qui m’invite et les habitant.e.s (et je pense également aux élu.e.s, aux municipalités, au centre social ou aux volontaires). Pour que la dynamique s’enclenche, il faut un temps d’acceptation, chacun.e étant modifié.e par le projet qu’on met en place ensemble. C’est une prise de risque, mais aussi une prise de responsabilité. Certaines actions ne prennent pas, mais celles qui aboutissent sont issues de ces rapports de confiance où nous mettons en commun et en dynamique nos inconnus.

Laurent Pichaud présente le dernier acte du projet …en jumelle le 1er décembre au CCN2.
Photo © Pascale Cholette.