Photo Campo Minado © Carlos Furman

Lola Arias, Secouer la fiction

Propos recueillis par Leslie Cassagne

Publié le 30 octobre 2018

Dès ses premières créations, l’artiste argentine Lola Arias secoue les espaces de la fiction. Faire coexister sur scène un texte dramatique et les réactions imprévisibles d’un bébé (Strip Tease, 2007), demander à des acteurs de mobiliser une mémoire personnelle de la dictature (Mi vida después, 2009), construire une constellation de récits biographiques dans l’espace anonyme d’un hôtel (Mucamas, 2011) : autant de façons de brouiller les frontières entre la fiction et son en-dehors. En 2016, Lola Arias crée la pièce Campo Minado (Champ de mines), avec des vétérans argentins et anglais de la guerre des Malouines. Une recherche au long cours qui se déploie également dans un film, Teatro de guerra, à la lisière entre le documentaire et les jeux du théâtre.

Quand on regarde votre parcours, on constate une grande diversité dans les formes que vous avez traversées (poésie, théâtre, installation, cinéma, musique, performance…). Ces circulations sont importantes pour vous ?

Je me suis toujours considérée comme une artiste au sens large. J’ai étudié la littérature et j’ai suivi une formation en théâtre, mais aussi en musique et en cinéma documentaire, et j’ai été amenée à créer des formes audiovisuelles… Ce sont les arts en général qui m’ont toujours intéressée. Je ne pense pas que la division entre les genres soit pertinente dans ma recherche : je peux travailler dans un format ou dans un autre, suivant ce qui se trouve au centre de chaque projet. C’est finalement un peu absurde, les longues listes de présentation pour désigner un artiste : “ untel est dramaturge, metteur en scène, artiste visuel, musicien…” ! On le souligne souvent dans les arts vivants, alors que pour la majorité des artistes contemporains, c’est évident de créer dans différents formats, pour différents contextes. Dans mon cas, je peux concevoir des formes pour des musées, des théâtres, des salles de cinéma, ou encore pour l’espace public.

L’espace pour lequel vous développez chaque projet suscite-t-il d’une certaine façon sa forme, ou son contenu ?

Je ne pense pas que l’espace provoque directement une forme. Bien sûr, on travaille toujours dans un contexte déterminé, mais c’est à nous de décider de ce qu’on veut faire dans tel lieu ou dans tel autre. Ce que je veux souligner, c’est qu’il n’est pas inintéressant de penser une installation pour un espace théâtral, une forme théâtrale pour l’espace d’un musée, ou une encore une intervention urbaine dans un hôtel Ibis, par exemple ! On ne peut pas nier que les espaces sont tous déjà connotés, génèrent des expectatives, un type de langage, et on travaille toujours en relation à ça. Mais j’aime l’idée de mettre en crise la relation qu’un lieu possède a priori avec une forme de représentation. Le contexte est fondamental dans le travail que je fais, mais pas au sens où il s’agirait de répondre à ses attentes.

Comment décririez-vous le contexte du théâtre indépendant de Buenos Aires, dans lequequel vous avez commencé à créer ?

En Argentine, le principal problème pour un artiste qui commence à travailler, c’est qu’il n’existe pas de soutien public. On commence donc sa carrière dans le circuit indépendant, non pas par choix, mais parce qu’il n’y a pas d’autre option. Les conditions de travail sont assez désastreuses, et les politiques publiques pour la culture sont aujourd’hui de pire en pire. D’une part, le soutien public aux créations indépendantes, sous forme de subventions, n’existe pas. D’autre part, pour un metteur en scène, accéder au théâtre “officiel”, avec ses espaces centraux, dans lesquels tous les travailleurs ont un salaire, n’est pas du tout évident. Dans mon cas, c’est seulement après 18 ans de travail dans le circuit indépendant et à l’étranger que j’ai pu présenter une pièce, Campo Minado (Champ de mines), dans un théâtre public de la Ville, le Teatro San Martin. D’ailleurs, même au sein de ces théâtres, les conditions sont assez mauvaises, pour ce qui est du salaire, de l’argent disponible pour la production…

Lorsque j’ai commencé mes projets de façon indépendante, la seule chose à laquelle je pouvais postuler, c’était à un fond de l’Institut du Théâtre. Pour monter une pièce, payer les acteurs, construire la scénographie, nous pouvions recevoir l’équivalent de 2000 ou 3000 dollars. Avec ça, nous ne pouvions pas même payer le salaire d’une personne. Dans ce contexte, on travaille forcément avec les matériaux et les espaces que l’on a à disposition. Pour ma première pièce, j’ai bénéficié du soutien du Centro Cultural Rojas — un centre culturel de l’université de Buenos Aires— qui mettait à ma disposition une salle, ainsi qu’une petite aide financière, me permettant de commencer un projet, avec des personnes qui, évidemment, n’étaient pas payés. Pour la scénographie, j’ai utilisé ce que je trouvais dans la maison de mes parents, et leur première réaction quand ils ont vu la pièce a été : “pourquoi tu ne nous as pas prévenus que tu avais emporté toutes nos affaires?”. Et le lieu lui-même a participé à la création d’effets… La première critique que j’ai reçue disait : “il se passe quelque chose d’extraordinaire au Centro Cultural Rojas, il pleut sur scène !”. En réalité, le jour de la première, le plafond fuyait et il a commencé à pleuvoir : il pleuvait sur les acteurs !

Vos oeuvres sont aujourd’hui co-produites dans un réseau international. Qu’est-ce que cela a changé dans votre façon de travailler ?

Mon accès à un circuit de festivals internationaux et à des coproductions a été assez progressif : j’ai commencé à postuler à des résidences — la première, au Royal Court Theater en Angleterre — à être en contact avec d’autres institutions, des festivals, et j’ai pu penser mes projets avec des coproductions internationales. J’ai commencé à faire des tournées avec la trilogie [Strip tease, El amor es un francotirador, Sueño con revólver (2007]). Le soutien des institutions internationales était alors bien plus qu’une coproduction : il venait occuper l’espace laissé vide par l’Etat argentin. Le fait de voyager, de penser des projets en collaboration avec d’autres artistes, pour d’autres pays, a changé ma façon de produire en me donnant la liberté de construire des projets que je n’aurais même pas pu imaginer. Mon parcours en tant qu’artiste, avec ses déplacements, est avant tout le résultat de la recherche des moyens pour se consacrer entièrement au théâtre, à la création en général, ce qui est impossible en Argentine.

Votre dernière pièce, Campo Minado (Champ de mines) a été créée à la fois en Argentine et en Angleterre : ce double ancrage était important ?

Dès le début, Campo Minado a été pensé comme un projet binational et bilingue, avec des vétérans de la guerre des Malouines, à la fois Argentins et Anglais. J’ai commencé à le mettre en place en 2014 : pendant deux ans, j’ai fait des recherches et tenté de rassembler des fonds, j’ai obtenu le soutien de plusieurs festivals. En Argentine personne ne voulait produire le projet… Toutes les portes se fermaient devant moi, jusqu’à ce que l’Université de San Martin (UNSAM), et son ex-président, Carlos Ruta, décident de croire dans le projet et proposent les financements qui nous manquaient pour faire la pièce. Ils ont également mis à notre disposition un espace, le Centro de Arte Experimental de la UNSAM — qui depuis a d’ailleurs été fermé par Lombardi [ex-ministre de la Culture de la Ville de Buenos Aires, actuel Secrétaire d’Etat aux médias.]. C’est là qu’a eu lieu la première de la pièce : il aurait été impossible de développer un projet pratiquement entièrement depuis l’Argentine — presque toutes les répétitions y ont eu lieu, excepté les deux dernières semaines — et de ne pas pouvoir présenter y la pièce ! Il faut également noter que le Centre d’art de la UNSAM n’est pas exactement un théâtre : c’est une sorte de grand hangar, que nous avons dû aménager et équiper. Les derniers projets que j’ai menés en Argentine peuvent sembler de grosses productions, mais en réalité ils ont été produits dans des conditions très précaires.

Autour de la guerre des Malouines, vous avez créé à la fois une pièce de théâtre, Campo minado, et un film, Teatro de guerra, avec les mêmes acteurs. Quels ont été les échanges et les porosités entre les deux formes ?

J’ai eu l’idée de faire une pièce de théâtre et un film en même temps. Les processus de création se sont développés simultanément. Dès que j’ai commencé le projet de la pièce, je me suis mise à filmer tout ce qui avait à voir avec la recherche des protagonistes — d’ailleurs le film commence avec les auditions pour la pièce. Et parallèlement aux répétitions, je développais un scénario, une structure, et je filmais dans le temps qui me restait. Le film n’est pas un making off, qui montrerait comment s’est faite la pièce. C’est un film qui raconte ce qu’est faire un film, mais aussi la rencontre entre des vétérans de deux pays, la façon dont se développe la relation entre eux.

Est-ce qu’il y avait une volonté de faire entrer le théâtre au cinéma, le cinéma au théâtre ?

On peut peut-être s’attendre à ce qu’un film réalisé par une metteure en scène soit “théâtral”, mais qu’est-ce que ça signifie ? Qu’il y aurait des répétitions et des extraits de la pièce ? A aucun moment le film ne montre ça. Pourtant il y a des procédés, des formes de jeu, des situations qui sont “théâtrales” : on a utilisé des espaces réels comme si c’était une scénographie ; avec la caméra on a construit des plans généraux qui donnent la sensation d’être dans une position de spectateur de théâtre. Le film utilise tous ces recours pour montrer comment reconstruire une mémoire de ce qui n’existe plus. D’une certaine façon, le film met en crise une certaine idée de ce que serait la représentation de la guerre, une représentation réaliste, une reconstruction monumentale — comme l’esthétique de Il faut sauver le soldat Ryan, par exemple. Teatro de guerra propose de reconstruire la guerre avec rien, sans armes, sans effets spéciaux, seulement avec la mémoire et les corps de ceux qui l’ont vécue. En ce sens, la théâtralité est la négation de ce qu’il y aurait de réaliste dans la représentation de la guerre. D’autre part, le film travaille en remettant en question ce qu’est le cinéma documentaire et l’idée du témoignage : les protagonistes ne sont pas seulement des témoins, mais aussi des acteurs. Tout au long du film, ils se transforment en acteurs et on ne sait plus ce qui est scénarisé, ce qui ne l’est pas… Et je pense que cette sensation est au centre du film, ne plus savoir ce qui arrive pour la première fois et ce qui est tout à fait écrit. Et si le film emprunte beaucoup de procédés du théâtre, la pièce de théâtre “vole” aussi des idées et des procédés au cinéma documentaire. Dans la pièce, les acteurs s’adressent au public, comme s’ils parlaient à des caméras, ils manipulent des archives sur scène. C’est comme s’il y avait un transfert de procédés d’un genre à l’autre.

Autant dans Campo minado que dans Mi vida después (2009), on sent une attention au présent, aux corps en présence, au performatif, mais ce sont toujours le passé et l’histoire qui sont questionnés. Comment s’articulent ces deux dimensions ?

Ce qui m’intéresse, c’est de partir des archives personnelles des performers, autour d’une situation que je tente de reconstruire. C’est dans l’interaction entre les archives qui contiennent une histoire personnelle, et l’histoire d’une époque ou d’un événement historique que se situe mon travail. Sur scène, c’est un peu comme si on construisait un album photo, avec les images de chacun, pour construire ensemble l’image d’une époque.

Le travail de recherche autour des situations historiques abordées prend beaucoup de place dans la création ?

La recherche est très importante, à la fois avant et pendant le travail au plateau, pour saisir la dimension de ce qu’on est en train de reconstruire. Mais en même temps, le plus important pour moi, ce n’est pas de rendre compte de tout ce qui s’est passé. Je ne crée pas des pièces pour qu’on puisse reconstruire la guerre des Malouines par exemple, en rendant compte de toutes les batailles, de toutes les situations vécues pendant la guerre. Toutes les recherches me servent pour avoir une idée de toutes les dimensions d’une situation, puis je travaille d’une façon artistique, en transformant en texte les expériences des personnes sur scène. Ce qu’il y a, au bout du compte, c’est un texte, qui est écrit avec la même application que pour un texte de fiction, en pensant ce qu’évoque chaque mot, chaque phrase, chaque image. Il s’agit d’être synthétique, de capter le coeur d’une émotion, de lui trouver une forme dans laquelle s’exprimer, pour convoquer une certaine puissance. J’imagine qu’en voyant Campo Minado, on peut penser que les vétérans sont arrivés le premier jour du travail et ont raconté leur histoire exactement comme ça. En réalité, il y a des mois et des mois de travail d’écriture, de réécriture, d’essais…

Ce texte, cette forme artistique que vous construisez, le concevez-vous comme une forme d’intervention dans une situation sociale et politique ?

Avant toute chose, c’est une intervention dans les récits de ces personnes, dans leur propre vie. Chacun écrit une espèce de roman autour de sa vie, qui se modifie au fil du temps mais qui se conforme à une certaine façon de raconter ce qui a été vécu. Surtout dans le cas des vétérans, qui ont pu construire une série d’anecdotes sur la guerre, une façon de voir la guerre. Il est très difficile de déconstruire ces récits, qui sont des récits très subjectifs. La première intervention, c’est d’aller au coeur de ce qu’est réellement l’histoire qui les a marqués, de ce que sont les émotions et les souvenirs qui les ont réellement constitués. Et bien sûr, dans le geste de réunir les récits des Argentins et ceux des Anglais, il s’agit de créer un nouveau récit, un récit de la guerre qui inclue les deux histoires nationales, ce qui se dit de la guerre du côté anglais et du côté argentin. C’est dans cette rencontre entre les histoires que l’on peut percevoir la complexité des effets de la guerre. La pièce parle de ce que fait la guerre de ces personnes singulières. Certes, il y a déjà eu des livres qui incluaient à la fois des histoires argentines et anglaises, mais elles restaient toujours bien séparées, les témoignages argentins d’un côté, les témoignages anglais de l’autre : réunis dans un même livre, mais jamais ensemble au présent. Et je pense que c’est cet “ensemble au présent” qui fait toute la différence. Parce que par ces rencontres se sont également créées de nouvelles formes de comprendre ce que chacun avait vécu, dans une écoute de l’histoire de l’autre.

Au-delà de la séparation entre fiction et documentaire, il semble que votre travail s’appuie sur la notion de jeu. Il vous est important de créer des dispositifs ludiques pour parler de thèmes aussi violents que la guerre ou la dictature ?

En espagnol, la relation entre “jouer” sur scène (actuar) et “jouer” comme des enfants (jugar) n’apparait pas aussi clairement qu’en anglais (to play) ou en français. Mais si on considère le jeu comme l’acte de représentation, la possibilité d’être un autre, de changer de place pour habiter d’autres corps et d’autres situations, il y a effectivement quelque chose du jeu dans mon travail. Jouer devient une former de libération pour les protagonistes. Mobiliser son corps (“poner el cuerpo”), pour ne pas être seulement celui qui témoigne, mais pour jouer des rôles, produire des émotions, représenter des situations. On construit ainsi une distance par rapport à sa propre histoire, que l’on peut alors voir comme l’histoire d’un autre, presque comme une fiction. Et dans cette fiction, pouvoir comprendre quelle place on a occupé dans la guerre. La distanciation que permet l’art donne la possibilité de se voir à l’intérieur d’une histoire, et de jouer au sens le plus essentiel, celui du plaisir à raconter ce qui a été vécu. C’est seulement à cette condition qu’on ne reste pas au niveau du récit d’une expérience personnelle qu’on revivrait dans la douleur. Pour les protagonistes, jouer est une libération qui permet de mettre à distance, de se séparer de la douleur. L’émotion n’est alors plus chez celui qui raconte, mais chez le spectateur.

Ces vétérans sont devenus acteurs, mais ont aussi la possibilité d’être spectateurs de cette histoire…

Dans ce sens, la dernière scène de Teatro de guerra cristallise ce qui a eu lieu tout au long du processus de création. Les vétérans y regardent de jeunes acteurs prendre leur place, et se transforment ainsi en spectateurs de leur propre vie, dans la distance : ils regardent l’histoire d’autres personnes. Mais en même temps, il y a comme un dernier revirement dans cette machine à remonter le temps qu’est le film : on se rend compte que ceux qui vont à la guerre, ce sont les jeunes… Lorsqu’on écoute un vétéran raconter son histoire, on voit un homme de plus de cinquante ans, on a l’impression que c’est lui qui est allé à la guerre. Mais celui qui y est réellement allé, c’est un autre, qui n’existe plus. C’est ce garçon de dix-huit ans, qui est resté sur les îles Malouines. Même si lui est bel bien revenu, il y a quelqu’un qui est resté là-bas…

Campo Minado (Champ de mines), Texte, mise en scène Lola Arias. Scénographie Mariana Tirantte. Musique Ulises Conti. Lumières, direction technique David Seldes. Vidéo Martín Borini. Son Roberto Pellegrino. Avec Lou Armour, David Jackson, Gabriel Sagastume, Ruben Otero, Sukrim Rai, Marcelo Vallejo. Photo Campo Minado © Carlos Furman.

20 novembre, Teatro de guerra, Forum des images à Paris
29 et 30 novembre, Champ de mines, La Filature à Mulhouse