Propos recueillis par Mélanie Jouen
Publié le 22 mai 2023
En créant des espaces de fiction inhabituels au théâtre, Marion Siéfert confronte l’art dramatique aux pratiques culturelles populaires pour aborder l’inconvenant, le réel. Attentive aux jeunesses, l’autrice et metteuse en scène donne à voir leurs langages et leurs relations à travers leurs médias. Dans Daddy, Mara, treize ans, veut devenir actrice et s’évade dans des jeux de rôle en ligne. Lorsque son avatar y rencontre celui de Julien, vingt-sept ans, elle décide de le suivre dans « Daddy », monde virtuel où il lui assure qu’elle réalisera son rêve au prix de troublantes épreuves. Dans cet entretien, Marion Siéfert nous fait part de son travail d’enquête et de ce que la virtualité fait aux corps.
Dans _jeanne_dark_ comme dans 2 ou 3 choses que je sais de vous, votre première pièce, vous utilisiez les médias sociaux (Facebook et Instagram particulièrement). Ici, votre fiction commence dans un jeu vidéo en ligne, un role play. De quelle manière cette virtualisation des existences impacte votre écriture théâtrale ?
Le role play, c’est l’endroit où se rencontrent Julien et Mara. C’est une plongée dans l’imaginaire foisonnant et souterrain des adolescent·es, dans les fictions qui s’écrivent au sein de ces espaces-là, et qui peuvent être suivies (si elles sont streamées) par des millions de personnes. J’y vois un petit théâtre qui s’improvise en direct avec une cinquantaine de joueur·euses qui s’organisent, échangent et tissent entre elle·eux des liens très forts où la fiction peut rejoindre la réalité. Puis, Julien va parler à Mara d’un autre jeu, « Daddy », dans lequel elle peut aller avec son vrai corps : si son rêve c’est de devenir une star et une actrice, il faut qu’elle s’impose dans le monde virtuel, lui explique Julien, car « aujourd’hui, le théâtre, le cinéma, c’est mort. » Selon Julien, les gens ne voudront bientôt plus voir des acteur·rices, mais des avatars. L’objectif de «Daddy», c’est de rendre sa personne suffisamment attractive, pour qu’elle devienne un avatar que les gens auront ensuite envie d’acheter. À partir du moment où Mara accepte de suivre Julien dans ce jeu inédit et d’être parrainée par lui, on bascule dans l’univers de «Daddy» que l’on met en scène avec les outils du théâtre, en se passant pour le coup du virtuel. Contrairement à _jeanne_dark_, où j’utilisais Instagram et étais donc directement dépendante de la charte d’utilisateur d’une multinationale, dans Daddy, je peux parler directement de ce que le capitalisme numérique fait aux corps, en me passant totalement de la technologie. C’est la fiction et cette croyance très naïve au fondement du théâtre qui nous permettent de regarder et de comprendre l’ultra-contemporain. D’un point de vue théâtral, nommer l’espace scénique comme un jeu vidéo, nous donne une grande liberté créative car cela vient redoubler le théâtre en imposant un monde dans lequel tout est jeu, mais qui n’en est pas moins réel – et c’est là tout le sujet de la pièce.
Ce rapport à la virtualité me fait penser à la duplicité que l’on observe chez la plupart des personnages de vos fictions mais aussi à la versatilité qui vous intéresse chez les interprètes des Pièces d’actualité (DU SALE ! notamment). Ce rapport au «double» est-il un motif qui vous semble ajusté à notre société ?
Au théâtre, tout est toujours double et multiple. Je sors de la dernière mise en scène de Marie-José Malis, Les Géants de la Montagne, un texte de Pirandello, et c’est une pièce dans laquelle les frontières entre les personnes, les fantômes qu’elles portent en elles, leurs rêves, les rôles qu’elles jouent, sont totalement poreuses. C’est magnifique. Toutes mes pièces font éclater l’identité de la personne, non pour la nier, mais pour célébrer toutes les parts contradictoires et mystérieuses qui nous composent. Dans DU SALE !, c’était très clair que je cherchais à faire émerger un foisonnement, là où on réduit les personnes à un thème ou une origine sociale. Moi-même quand je crée, je me projette dans les personnages, je m’éclate à travers la pièce. Je n’aime pas les œuvres qui figent les entités dans un récit unique, je trouve cela très violent, je déteste les biopics la plupart du temps, à quelques exceptions près. J’adore regarder un·e acteur·ice entrer dans un personnage : c’est iel et pas iel, tout est personnel et tout est faux. Son être vient rencontrer une chimère, et lui donne corps, lui insuffle la vie et inversement, je crois que certains personnages peuvent venir réveiller chez des acteur·ices, des parts d’elle·eux-mêmes enfouies, secrètes, invisibles. C’est cette alchimie que je recherche avec les acteur·ices, du casting à chaque représentation. Dans Daddy, on est plongé·e en permanence dans cette dualité entre rêve et «réalité», jeu vidéo et «vie réelle», mais tout est réel à des degrés différents. Les personnages s’y perdent et ne savent plus si ce qu’il·elles vivent est réel ou non.
Vos fictions s’écrivent en rapport aux personnalités des interprètes. Comment élaborez-vous la distribution de Daddy et à quel moment le choix des interprètes interagit avec l’écriture de la fiction ?
Le casting a été très long et s’est étalé sur plus de neuf mois. J’écrivais en parallèle. Je cherchais à rassembler des interprètes qui venaient d’horizons très différents et qui, par leurs parcours, sont représentatif·ves d’un jeu contemporain. Je me suis d’abord concentrée sur les deux personnages principaux : Julien et Mara. Pour Mara, j’ai lancé un casting à travers toute la France et j’ai reçu plus de cinq cents candidatures. Je ne cherchais pas forcément une personne qui ait beaucoup d’expérience en théâtre, mais une très jeune actrice qui me semblait capable de porter un personnage pareil. Lila Houel avait fait un peu de théâtre d’impro, elle est passionnée par le jeu, et ce qui m’a d’emblée frappée, c’est son plaisir immense à s’immerger dans la fiction et cela transparaît sur son visage, très expressif et vivant. Lila a une spontanéité très rare, une grande puissance de vie, et une intelligence très haute de son personnage auquel elle donne toute sa grande sensibilité. Pour Julien, je cherchais un acteur qu’on ne voit pas souvent au théâtre. Louis Peres vient plutôt du cinéma et de la série. Nous avons en commun un amour d’un certain cinéma américain. Habitué des tournages, il amène en répétitions une concentration de jeu très haute. Il a su trouver la distance pour incarner un personnage pareil, aussi mauvais, pour le mettre en jeu de façon sobre, sans jamais vouloir l’excuser ni le sauver. Il a su malgré tout trouver son humour, le rendre par moment irrésistible et séduisant, ce qui est très important pour un personnage aussi manipulateur. Puis, j’ai rencontré Jennifer Gold, actrice et danseuse qui vient du cabaret et du cinéma indépendant. Elle porte en elle l’histoire de la comédie musicale, de Marilyn à Showgirls en passant par Bob Fosse et elle est parfaitement à même d’incarner la star du jeu. Charles-Henri Wolff joue le rôle du père de Mara et de Big Daddy, le créateur de «Daddy». Il a la sensibilité, la vivacité intellectuelle et l’énergie démoniaque nécessaires à ce rôle, et peut passer d’une scène de comédie musicale dansée à un jeu plus réaliste, faisant exister un personnage dont l’angoisse confine à la folie. Emilie Cazenave vient du théâtre et du cinéma. Elle joue le rôle de la mère de Mara et de Molly, ex jeune talent du jeu mais désormais réduite au rôle d’habilleuse. Elle aborde le comique de façon paradoxale, avec gravité, en creusant les failles de son personnage, le hors-champ du rire, sa part d’ombre. Lou Chrétien-Février vient du théâtre. Par ailleurs metteuse en scène, elle en connaît intimement le langage, et peut aller dans un style de jeu très performatif, avec une énergie de haut voltage. Toutes ces individualités coexistent et se répondent et permettent que le jeu ne se fonde pas dans une langue unique.
Quelle est la place des corps et de la chorégraphie dans l’écriture de Daddy ?
Le jeu vidéo «Daddy» a ceci de particulier qu’on y va avec son vrai corps. C’est un jeu dans lequel on a des sensations, ce qui commence déjà à exister avec la VR notamment. Le théâtre me permet d’exacerber le corps, qui existe toujours, même quand on est dans un espace virtuel. Le jeu vidéo propose un espace sans limites. On y meurt par exemple, mais on peut revenir. On est pris dans une vie ultra intense, dans laquelle on s’engage à 300% car on peut y faire des choses que la réalité nous interdit. Mais derrière, il y a un corps qui vit tout ça. Un corps avec des sensations, des émotions, mais aussi un imaginaire, des représentations, des expériences et des langages qui le traversent.
Vous collaborez une nouvelle fois avec Nadia Lauro, dont les scénographies sont des dramaturgies à part entière. Comment avez-vous imaginé l’espace de Daddy ?
Avec Nadia, on s’est tout de suite dit que c’était impossible de rivaliser avec le jeu vidéo. En même temps, à partir du moment où on nomme que la scène est l’espace du jeu vidéo, que l’on travaille sur la présence physique des éléments, on parvient à créer un espace qui soit désirable. On a beaucoup réfléchi à la manière dont le jeu vidéo fonctionne, dont les espaces sont construits, à ses règles dramaturgiques mais aussi à sa pensée. Je ne veux pas dévoiler ici l’espace de «Daddy» mais je peux dire qu’on a travaillé les notions de paysages et de climat, très présents dans les jeux vidéo.
Pour l’espace sonore, vous avez collaboré avec le compositeur Jules Wysocki. Comment avez-vous pensé la dramaturgie musicale de Daddy ?
Le principal écueil consistait à venir accompagner, d’un point de vue sonore, la psychologie des personnages. Avec Jules, qui est mixeur au cinéma et créateur sonore, nous avons plutôt travaillé le son de manière concrète. D’une part, comme la lumière et la scénographie, le son trace la progression de Mara dans le jeu. Dans un jeu vidéo, c’est le son qui guide le ou la joueur·euse dans sa quête, qui lui indique qu’il·elle est proche du but, qu’il·elle perd ou gagne. D’autre part, le son vient nous donner des éléments sur les différents décors que Mara et les autres personnages traversent, en faisant exister des ambiances mais aussi des hors-champs. Jules joue de plusieurs instruments, dont le cymbalum, et sait créer des textures, des matières, qui viennent, de manière subtile, créer un paysage sonore. Le spectacle est également rythmé par des musiques et des chansons qui ont une fonction narrative et qui font émerger toute une histoire patriarcale, de Marilyn Monroe à Snoop Dogg, où des «Daddys» dominent les corps de très jeunes filles et où la figure de la «Lolita» devient le symbole de l’aguicheuse, séductrice et tentatrice – à rebours du roman de Nabokov. À longueur de chansons, la culture patriarcale n’a eu de cesse de déformer le personnage de Lolita, afin d’escamoter l’abus dont elle a été victime.
Après _jeanne_dark_ qui interroge le rapport d’une adolescente à sa virginité, vous abordez la question de la marchandisation des corps des jeunes adolescentes. En quoi l’enfance/l’adolescence et sa sexualité – tangible également dans votre précédente pièce Le Grand Sommeil – vous interpellent ?
Je n’aborde pas les pièces d’un point de vue thématique. Lorsque je démarre une nouvelle création, je suis à la recherche de ce qui résonne intimement. Il faut que je trouve le cœur de la pièce, quelque chose qui puisse battre en moi suffisamment longtemps, le temps d’une création. Je crois qu’il y a dans l’enfance une part d’irréductible, quelque chose qui nous constitue de manière irrémédiable et inconditionnelle et qui, pourtant, une fois que l’on est adulte, nous devient en partie inaccessible. Pendant plusieurs années, j’ai été très proche d’une personne qui a été victime, enfant, d’abus sexuels. Alors même qu’on n’en parlait pas frontalement, j’ai été confrontée aux résurgences et aux répercussions de l’abus et cette histoire a habité, hanté et conditionné toute notre relation de travail et d’amitié jusqu’à y mettre fin. J’ai ensuite éprouvé le besoin de comprendre ce qui s’était réellement joué à ce moment-là. J’ai eu envie de parler de l’abus, de saisir d’où vient cette violence extrême et comment elle se transforme, de l’abuseur à l’abusé·e. Lorsqu’on commence à aborder cette question, on s’aperçoit que la société toute entière est organisée autour de ce déni. Daddy répond donc au besoin d’affronter cette violence spécifique et extrême, celle des adultes sur les enfants, et de faire en sorte qu’on puisse la regarder et l’affronter. La pièce parle aussi du rapport de classe et de la violence induite par le capitalisme numérique, en construisant la fiction d’un jeu dans lequel la personne humaine, dans sa partie ou dans sa totalité, est mise en vente et devient l’objet de spéculations. C’est ce cadre-là qui rend possible l’abus et l’organise de par sa logique même.
Pour écrire Daddy, vous avez mené une enquête sur un phénomène récent : la mutation de la pédophilie à travers le numérique, depuis le confinement notamment. Comment avez-vous procédé, quelle place cette enquête tient dans l’espace de la fiction ?
Avant de démarrer cette enquête, je savais que j’étais plus spécifiquement intéressée par la question de l’abus virtuel. Lors des recherches préparatoires à _jeanne_dark_, ma précédente pièce, j’avais pris conscience du phénomène des Sugar Daddys, énième variation de la domination d’hommes riches et plus âgés sur les corps de très jeunes femmes, souvent mineures, qui viennent de milieux modestes et pauvres. Comme toujours dans mon travail, le processus de création est documentaire. Pour chaque personnage, j’ai mené une enquête dans différentes directions. J’ai d’abord eu besoin de recueillir les témoignages de personnes qui ont vécu l’abus, enfants, d’entendre ces récits que pas grand monde ne veut écouter. Ça a été très fort car j’ai été, dans certains cas, la première personne à recueillir cette parole. Je remercie toutes les personnes qui m’ont confié une partie de leur histoire. J’ai également rencontré des personnes qui sont en prise avec ces questions dans leur travail ou dans leur engagement militant, des psychologues mais aussi des collectifs de citoyen·nes qui repèrent les pédocriminels sur Internet. Il y a eu également un long travail d’enquête autour du virtuel, du Metaverse, des jeux vidéo en ligne. Certains personnages sont également des hommages à des personnes que je connais et que j’aime, mais tout est revisité, recomposé par cette fiction que j’ai co-écrite avec le cinéaste Matthieu Bareyre. J’accorde une grande importance au document, au réel, à ce que je peux observer en moi-même ou chez les autres, et c’est de cette matière gorgée de vie que nous avons tiré cette fiction.
Il est ici question à nouveau de la monstruosité à travers le désir de domination adulte et non le jeu extravagant auquel se prêtait l’enfant-grande Jeanne dans _jeanne_dark_, qualifié de « monstruosité ». Selon vous, qu’est-ce que la monstruosité ?
L’abus sexuel sur des enfants et adolescent·es est quelque chose de tellement répandu et les personnes qui le commettent sont souvent parfaitement insérées dans la société. C’est d’ailleurs le cas de mon personnage, Julien, qui est jeune, a tout ce dont on peut rêver et correspond au canon de réussite sociale. Car l’abus fait tellement partie de notre perception, on est tous et toutes conditionné·es à détourner le regard, à ne pas voir, à ne pas réagir, à ne pas mettre en place des cadres qui permettent que ça n’ait pas lieu. L’enfant est éduqué·e à obéir à l’adulte. Dans la plupart des cas, des institutions comme l’école et la famille ne lui apprennent pas à mettre des limites quand son intégrité physique et psychique est en jeu, encore plus quand cela vient de personnes proches, qu’il·elle admire et en qui il·elle a confiance. Je pense qu’un premier pas pour aborder cette réalité est de l’envisager non comme une monstruosité, mais comme quelque chose de commun, dans sa double acception : «qui arrive souvent» et «qui concerne tous·tes les membres de notre société».
Mise en scène Marion Siéfert. Texte Marion Siéfert et Matthieu Bareyre. Avec Émilie Cazenave, Lou Chrétien-Février, Jennifer Gold, Lila Houel, Louis Peres, Charles-Henri Wolff. Conception scénographie Nadia Lauro. Lumières Manon Lauriol. Création sonore Jules Wysocki. Vidéo Antoine Briot. Costumes Valentine Solé. Régie générale Chloé Bouju. Régie plateau Marine Brosse. Régie son Mateo Provost. Assistanat à la mise en scène Mathilde Chadeau. Collaboration aux chorégraphies comédie musicale Patric Kuo. Chorégraphie de combat Sifu Didier Beddar. Production Anne Pollock-Vincent. Photo Matthieu Bareyre.
Daddy est présenté les 9 et 10 mars au Festival Conversations / Cndc Angers
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