Propos recueillis par Marie Pons
Publié le 27 avril 2020
Motivé par l’envie d’impulser des collaborations inédites à chaque nouveau projet, Amala Dianor s’est lancé dans la création d’un véritable « monstre magique » avec Siguifin. Cette pièce ambitieuse réunit à ses côtés trois chorégraphes co-créateurs : Souleymane Ladji Koné, Naomi Fall et Alioune Diagne, ainsi que neuf jeunes danseurs originaires du Mali, Sénégal et Burkina Faso. Cette équipe artistique accompagnée d’Amala Dianor a imaginé un cadavre exquis en trois partie explorant chacune différentes facettes de cette Afrique contemporaine, mettant en lumière la diversité et les écarts qui peuvent exister entre ces pays pourtant limitrophes. Initiateur de ce projet ambitieux, le chorégraphe Amala Dianor revient sur cette expérience collective et les enjeux de cette création à plusieurs voix.
Comment allez-vous ?
Je vais bien. C’est un peu compliqué forcément puisque tous les spectacles ont été annulés, que ce printemps était la période où je devais rencontrer les professionnels pour la saison prochaine… tout est en suspens. C’est une période très particulière.
Votre nouvelle création, Siguifin n’a pas encore jouée, où en êtes-vous du travail au moment où on parle ?
On devait faire une pré-première à Dakar au mois de mars, qui a été annulée 4 heures avant l’ouverture publique, puis la première à Marrakech pour l’ouverture de la Biennale de la Danse en Afrique qui a été annulée aussi. Il était prévu ensuite de présenter la pièce à l’Atelier de Paris / CDCN pour l’ouverture du festival June Events au mois de juin. Les prochaines dates sont en janvier 2021… Aujourd’hui tout est en suspens car la première n’a pas encore eu lieu.
Où en étiez-vous avant que tout s’arrête ?
Nous avons terminé la pièce mais elle nécessite bien sûr d’être remaniée, creusée, que les danseurs puissent se l’approprier, qu’ils puissent y trouver leur implication… Pour cette création trois chorégraphes ont accompagné neuf danseurs, qui ne sont pas tous professionnels, certains sont en voie de professionnalisation, d’autres encore en formation. L’idée était qu’ils puissent rencontrer des chorégraphes aux univers et aux approches chorégraphiques différentes. Chaque chorégraphe a pu travailler avec l’équipe de danseurs pendant trois semaines. Chacun a créé une partie de la pièce pendant ce temps de travail, et j’ai ensuite essayé de relier ces parties entre elles, à partir de ce qui existait. Cette méthode de travaille signifie que les danseurs doivent digérer énormément d’informations à chaque étape, il y a toujours des remaniements et des changements jusqu’à la dernière minute. D’où la nécessité qu’ils se l’approprient maintenant, c’est ce temps-là qui va me manquer… Nous avions quelques jours de travail avant la date à Marrakech et quelques jours avant la première en France à June Events. Donc il y a encore du travail !
Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet atypique ?
Ce projet est né de l’envie de poursuivre une collaboration. Mon ami Souleyman Ladji Koné est très actif au Burkina Faso en tant que danseur et chorégraphe. À Ouagadougou il a monté une association, sa compagnie de danse, il accompagne beaucoup de jeunes danseurs pour qu’ils puissent rencontrer des chorégraphes, se former… Je l’avais invité en tant que danseur dans ma pièce Quelque part au milieu de l’infini, et après ce projet qui tourne depuis 2016 nous nous sommes demandé ce que l’on pouvait faire ensuite ensemble. Je l’ai questionné sur ce qui l’inspirait et il m’a répondu « J’aimerais bien que l’on puisse montrer la créativité et la jeunesse chorégraphique africaine. » Souvent invité à voyager en Europe Ladji s’est rendu compte que ce sont les mêmes chorégraphes africains qui sont invités dans tous les festivals. C’est dommage car il y a vraiment un vivier artistique en Afrique que les gens ne voient pas, ne connaissent pas. J’ai trouvé l’idée intéressante et nous avons commencé à imaginer un projet qui mettrait en lumière de jeunes chorégraphes méconnus mais aussi des danseurs qui n’ont pas eu l’opportunité d’accéder à des formations comme celle de l’Ecole des sables au Sénégal ou celle du CDC de La Termitière à Ouagadougou, pour leur donner une autre chance de découvrir ce qu’est le métier de danseur-interprète.
Comment le projet s’est-il mis en place à partir de ce constat ?
Il y a quelques années j’ai mené un projet dans la région des Pays de la Loire qui s’appelait Clin d’oeil du temps. J’avais invité trois chorégraphes à accompagner une vingtaine de jeunes à la découverte du métier de danseur professionnel, à travers une création que l’on co-signait avec Pierre Bolo et Mickaël Le Mer. Nous avons fait des auditions dans plusieurs villes et nous avons travaillé pendant un an et demi avec vingt danseurs pour créer Overflow qui a tourné ensuite pendant presque deux ans. Ce fut un grand succès, notamment parce que ces danseurs sont ensuite devenus professionnels. Je trouvais donc judicieux de partir de ce modèle, que j’ai élargi à trois pays : naturellement le Burkina Faso puisque Ladji en est originaire, le Sénégal où je suis né et le Mali car il s’avère qu’il n’y a pas du tout de formation en danse là-bas.
Comment les collaborateurs ont été choisis, dans ces trois pays ?
Au Sénégal, Ladji m’a proposé de travailler avec Alioune Diagne, qui est de Saint Louis et que je connais très bien puis avec Naomi Fall, au Mali. L’idée était de travailler avec trois chorégraphes très actifs sur leurs territoires. Alioune Diagne a créé un espace culturel à Saint Louis, Le Centre Chorégraphique Le château qui est un lieu très vivant, les artistes sont invités à investir le lieu en y développant des activités qui vont de la danse au web-design. Il a aussi créé le festival Duo Solo Danse, où, avec de petits moyens, il invite chaque année des chorégraphes d’Afrique et d’Europe à venir présenter des spectacles. Au Mali, Naomi Fall a créé un festival qui s’appelle Farifoni Waati, avec très peu de moyens aussi, et elle invite pendant trois semaines des chorégraphes d’Afrique à venir rencontrer des danseurs maliens. Ensemble il travaillent sur un projet qu’ils présentent le dernier week-end du festival. C’est une belle dynamique en regard de l’absence criante de formation par ailleurs. Ladji Koné a quant à lui co-créé et dirige le collectif de danseurs hip-hop JUMP. Lui-même vient du hip-hop et s’est ensuite formé auprès de la chorégraphe Irène Tassembédo. Il accompagne de jeunes breakeurs dans leur ouverture à la danse contemporaine. Récemment il a ouvert un lieu dans un bâtiment qu’il a construit avec sa compagne et qui va devenir un centre culturel, avec un potager. Ils sont tous deux très impliqués sur le territoire.
Et pour les danseurs ?
J’ai proposé aux trois chorégraphes de sélectionner chacun trois danseurs qu’ils aimeraient accompagner dans leur parcours professionnel. Nous avons donc une équipe artistique composée de neuf danseurs et chaque chorégraphe a travaillé avec les danseurs pendant trois semaines, dans chaque pays. J’ai rejoint chaque équipe pendant une semaine pour voir l’évolution du projet et conseiller chaque chorégraphe sur sa proposition artistique. Puis je les ai ensuite retrouvé une semaine tous ensemble au Sénégal à Dakar pour finaliser la pièce.
Est-ce que vous avez impulsé certaines pistes de travail communes au départ ou bien chaque chorégraphe est-il parti de ces propres questionnements, pour travailler avec les danseurs ?
Nous nous sommes concertés pour décider comment travailler ensemble. Je leur ai demandé les sujets sur lesquels ils avaient envie de travailler. L’essence même de ce projet est surtout le souhait de donner la parole aux danseurs pour qu’ils puissent témoigner de leurs réalités. Le coeur du projet est d’accompagner ces danseurs vers leur professionnalisation et de leur donner la parole : qu’est-ce qu’ils ont à dire, qu’est-ce que la jeunesse africaine a envie de dire aujourd’hui ? Quels messages ont-ils envie de faire passer, quels regards portent-ils sur cette société qui s’accélère ? En tant qu’africains de l’ouest on se retrouve souvent pris dans le cliché du migrant qui se déplace pour une raison économique. Au-delà de ça je constate que ces jeunes ont envie d’être actifs sur leurs territoires. J’avais envie de montrer avant tout qu’il y a, au-delà des clichés, une jeunesse active qui a d’autres problématiques que celles auxquelles on veut les assigner.
Comment avez-vous travaillé ensemble et à distance ?
On a créé un espèce de monstre magique. « Siguifin » veut dire être magique. Le travail a commencé avec Alioune Diagne au Sénégal, il a chorégraphié la tête, ensuite Ladji a chorégraphié tout le haut du corps et Naomi Fall les jambes. L’idée était de partir de là où s’était arrêté le chorégraphe précédent, sans pour autant voir ce qu’avait fait l’autre ! À part moi qui avait un peu le rôle du joker, j’ai en quelque sorte habillé le monstre magique. Au final il existe trois parties totalement distinctes, et chacune traite à sa façon de cette Afrique contemporaine, et des clichés que l’on y croise. Il y a un tableau sur la lourdeur administrative par exemple, avec tous les papiers que l’on doit remplir ne serait-ce que pour avoir un visa, des papiers d’identité, ou même pour faire un projet artistique. Il y a aussi une partie très dansée, car Ladji a vraiment investi la pratique chorégraphique à la fois depuis son passé de street dancer et en convoquant les rituels, très présents en Afrique. Il a essayé de faire un pont entre la danse actuelle, le hip-hop et les racines, les sources de chacun d’entre eux. Si le Sénégal, le Burkina et le Mali sont des pays limitrophes, on y trouve des langues, des coutumes, des façons de vivre très différentes d’un pays à l’autre. L’envie était donc aussi de mettre en lumière toute la diversité et les écarts qui peuvent exister entre chaque pays.
Votre rôle dans cette pièce semble assez caractéristique de l’image que l’on a de votre travail de chorégraphe : créer un jeu de tissage entre des contrastes, des équilibres, des complémentarités, des styles et des personnalités. Est-ce que c’est votre moteur pour engager un nouveau projet ?
Exactement. Et ce projet là n’était pas évident à mettre en place, financièrement d’abord. J’avais sollicité le ministère de la culture du Sénégal dont je n’ai jamais eu de nouvelles malgré les multiples relances. J’ai ensuite sollicité de multiples sponsors à Dakar qui étaient tous d’accord pour soutenir le projet, même si la danse contemporaine est un secteur qui est assez éloigné de ce qu’ils ont l’habitude d’aider. Le projet les intéressait car il s’agit de la diversité et de la jeunesse africaine. Sauf qu’ils m’ont répondu « Pour que l’on puisse vous accompagner on doit avoir l’aval du Ministère de la culture… ». J’ai quand même réussi à boucler le budget du projet car des partenaires se sont engagés, mais ça n’a pas été simple. L’autre défi était de concilier l’équipe artistique, les danseurs n’ayant pas la même approche, la même formation, les mêmes expériences, etc. Puis se retrouver face à neuf danseurs n’était pas si évident pour tout le monde. Le projet était donc miné à plein d’endroits ! Mais la dernière semaine de résidence où l’on s’est retrouvés tous ensemble au Sénégal était extraordinaire. Chacun prenait un temps pour travailler sa partie avec moi, puis des aspects plus spécifiques avec les danseurs, c’est allé très vite.
Comment votre écriture chorégraphique vient dialoguer avec celles des autres chorégraphes, et comment se passe la transmission aux neuf danseurs ?
L’un des enjeux était effectivement de réussir à ajouter un peu ma « patte » tout en travaillant avec une équipe artistique également décisionnaire. Les chorégraphes m’ont laissé carte blanche pour manier et remanier ce qu’ils avaient fait, et je tenais absolument à rester fidèle à leur travail. Mon rôle a été plutôt d’élaguer, de trouver une forme de fluidité, d’affiner des transitions, etc. J’ai beaucoup travaillé sur le rythme pour arriver à une forme qui m’est proche. À chaque remaniement je restais vigilant à ce que l’on aille dans la bonne direction, dans le respect de ce que chaque chorégraphe avait déjà réalisé avec les danseurs. Je me retournais tout le temps pour demander « Est-ce que ça te va si je fais ça ? ».
Est-ce que les neufs interprètes de Siguifin viennent plutôt du hip-hop, du contemporain ou bien assument-ils une pluralité de pratiques ?
Dans le groupe de danseurs burkinabés réuni par Ladji, il y a deux danseurs hip-hop qui viennent des battles, ce sont des street-dancers très ouverts, leurs corps sont assez maniables, réceptifs et on peut les emmener ailleurs. Les danseurs sénégalais pratiquaient déjà plusieurs disciplines, ils peuvent jongler du hip-hop à la danse traditionnelle puis à la danse contemporaine… Puis les danseurs maliens viennent plutôt de la danse traditionnelle.
À propos de votre propre parcours, au moment où vous intégrez la formation du CNDC d’Angers en 2000, que recherchez-vous ?
Il y a deux aspects qui m’ont aiguillé dans cette décision à l’époque. D’abord l’envie de danser autrement, car j’avais l’impression de tourner en rond dans la danse hip-hop et j’avais le sentiment d’avoir perdu une certaine forme de liberté, que j’ai retrouvé en commençant à aller voir des spectacles de danse contemporaine. Lorsque j’ai vu la palette de libertés, de choix que les danseurs contemporains déployaient dans leur danse j’ai trouvé ça génial, cette possibilité de faire ce que l’on veut. J’étais attiré par cette liberté. Ensuite je souhaitais montrer à ma communauté hip-hop que l’on pouvait faire de la danse contemporaine sans pour autant renier sa famille, sans pour autant devenir quelqu’un d’autre. Et avec le temps je me rends compte que j’avais juste envie de continuer à danser, tout simplement.
Est-il difficile encore aujourd’hui de se détacher de ces étiquettes « hip-hop », « contemporain » pour affirmer une écriture singulière et personnelle ?
Ce qui est compliqué, c’est qu’il faut toujours expliquer ce que l’on fait et pourquoi on le fait. Et devoir expliquer pourquoi tu danses, mettre des mots, essayer de trouver une explication concrète et logique à pourquoi tu fais les choses… Parfois tu es aspiré, inspiré, ton corps prend le contrôle et il n’y a pas de mots ! Mais tu es toujours obligé de répondre à des questions, d’expliquer tes projets, tes intentions, ce que va être le spectacle, etc. Même si je me plis à ces conditions, je pense malgré tout que ce qui se rapporte à la danse tient du domaine de l’inexplicable.
De quels chorégraphes vous sentez vous proches dans votre approche chorégraphique ?
Mon maître absolu reste Emanuel Gat. En travaillant avec lui j’ai beaucoup appris de sa manière de faire et cette experience me sert aujourd’hui à créer des structures sur lesquelles rebondir en tant que chorégraphe. Toute la génération des danseurs qui mélangent hip-hop et danse contemporaine aussi, je pense à Johanna Faye et Saïdo Lehlouh par exemple, dont je me sens proche. Maintenant, ce que j’essaie de faire c’est du ‘Amala Dianor’, ce travail que j’ai développé tout au long de ma carrière et que j’essaie de partager avec d’autres aujourd’hui.
Chorégraphie Alioune Diagne, Ladji Koné, Naomi Fall et Amala Dianor. Avec Abdoul Kader Simporé aka Dainss, Daniel Koala aka. Tchapratt, Rama Koné, Roger Sarr, Alicia Sebia Gomis, Jules Romain, Adiara Traoré, Salif Zongo, Adama mariko. Musique Awir Leon. Photo © Nicolas Réméné – Fari Foni Waati 2020.
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