Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 12 juillet 2023
Pour entrer dans Tie-Tool, peut-être faut-il revenir sur sa genèse : celle d’un « heureux malentendu ». Les danseur·euse·s et chorégraphes Pauline Brun et Marcos Simoes se connaissaient à peine lorsqu’un quiproquo les a réunis autour d’un projet dont il·elle·s n’étaient pas à l’initiative. Et pourquoi ne pas explorer cette zone de curiosité en confrontant leurs pratiques et leurs intérêts respectifs ? Ensemble, les deux artistes ont décidé de se jeter dans l’inconnu et de faire de cette méprise le point de départ de leur collaboration, prenant le malentendu comme un moyen de générer et de construire de nouvelles fictions. Dans cet entretien, Pauline Brun et Marcos Simoes reviennent sur leur rencontre et le processus de leur création de Tie-Tool.
Pauline, Marcos, votre création Tie-tool est née d’un « heureux malentendu ». Pourriez-vous partager cette anecdote avec nous ?
Pauline Brun & Marcos Simoes : Avant Tie-Tool, nous nous étions à peine croisé·e·s, par l’intermédiaire du danseur et chorégraphe Jonas Chéreau. D’ailleurs, en ce moment, le hasard fait que nous travaillons aussi tous les deux en tant qu’interprète pour Jonas sur sa prochaine création. Ses dernières années, notre parcours respectifs nous a mené à être en résidence et à présenter plusieurs projets à C-Takt, un lieu artistique en Flandres. Son directeur, Hugo Bergs, soutient notre travail et souhaitait programmer nos deux pièces dans la même soirée car il leur trouvait des points communs. Puis un jour, en lui écrivant un mail pour répondre à cette idée (sur nos affinités artistiques), il y a eu un quiproquo et il a compris que nous lui proposions une création ensemble : il était intéressé d’en savoir plus et de soutenir la création ! Nous avons été au départ très surpris·e et nous avons ensuite eu l’idée de créer un projet dont nous n’étions pas responsables… Se lancer ensemble dans l’inconnu, en se connaissant à peine, nous a beaucoup plus.
Pauline, vous développez depuis plusieurs années un travail pluridisciplinaire, qui prend racine à la fois dans les arts visuels et dans la danse. Comment décririez-vous votre recherche artistique ?
Pauline Brun : Je dirais que ma recherche porte sur les relations entre les corps et les espaces. Je fais des formes spectaculaires, des performances, de l’installation, de la vidéo, du dessin et de la sculpture de manière imbriqués ou autonomes. J’aime parcourir les différents médiums comme des terrains de jeux ayant chacun leurs spécificités, outils, temporalités, formats, hors-champs, tricks, principes de monstrations. C’est une sorte de mallette à outils non identifiés que j’ouvre et je découvre à chaque fois comment jouer avec. Le corps est toujours le point de départ. C’est à partir de lui que je tisse des relations et fabrique des objets, des espaces. Je le mets en action par dissociations et ré-assemblages vis-à-vis du contexte visé et du·des médium·s pratiqué·s. Les procédés du burlesque m’accompagnent beaucoup comme les films de Buster Keaton ou Tati. Je passe par des détournements pour mettre le corps en relation avec un environnement plastique. Et, de cette relation twistée, l’écriture chorégraphique et la fiction émergent en sollicitant un ou plusieurs médiums. Le corps que je cherche à faire apparaître est inefficace, incohérent, absurde, gauche, maladroit, contraint dans ses banalités. Les relations qu’il entraîne sont souvent de cause à effet, portant leur logique propre, impliquant un problème. L’enjeu n’est pas la résolution de la situation mais je m’intéresse plutôt au processus que le corps engage. Il ripe, cale, glisse et fait des détours. Il bifurque et ouvre d’autres relations. Souvent, j’utilise des matériaux et des objets que je choisis pour répondre à leur propre utilité sans tracter avec eux d’autres récits que ce qu’ils sont. Tissus, chaise, mousse, scotch, papier, ballons, fumée, casque, ventilateur… Ils sont « pauvres », simples et sans fioritures. Je cherche à ce que tous les objets et matériaux en jeu soient « utiles » même si leur utilité est déviée. Aussi, dans mes propositions, la fabrication est visible et, dans cette exposition, je regarde comment la fiction émerge. C’est-à-dire comment les images apparaissent malgré leurs facticités visibles. Je pourrais comparer mon processus à celui d’un magicien qui réaliserait un tour mais sans miroirs, nappes ou manches. La fabrication fait partie de l’écriture et les images ou fictions jouent avec le fait d’être bancales, mal fichues. Au cours de ce processus de fabrication, des tentatives et ratés apparaissent. Je les absorbe, les répète, les développe pour les transformer et, dans ces transformations, embrayer des délires et construire des mondes. Les formes sont faites de toutes les expériences amalgamées au cours du processus.
Marcos, votre recherche chorégraphique s’articule toujours avec plusieurs médiums, notamment le dessin, la vidéo, l’image, le textile, les objets, etc. Quelles sont les grandes réflexions qui traversent votre travail artistique ?
Marcos Simoes : Je me suis toujours intéressé à l’idée que nous sommes traversé par des forces autres, des forces invisibles, inattendues ; et par lesquelles le monde, la vie, le corps se mettent en mouvement. Des choses que nous ne comprenons pas exactement, mais qui sont créatrices de sens. Mon intérêt dans l’art est que sa fabrication passe par cette capacité de toujours découvrir de nouveaux territoires. Car l’art est connecté avec le tout, avec le visible et l’invisible, l’art est expansif, relié à l’infini et possède par nature la capacité de changer de forme. Je vois une œuvre d’art comme une multitude d’êtres, de textures, de temps, de motifs, de formes et de sons qui communiquent entre eux durant la création et qui prend forme à travers le regard du spectateur.rice. L’art est pluriel, un passage constant d’une chose à une autre, c’est du mouvement. C’est pour cette même raison que mon travail se situe à l’endroit entre l’inexprimable et l’exprimable, à la périphérie du langage, entre le contrôle et le non-contrôle. J’aime l’idée de me perdre et de me faire surprendre. Le doute est un espace de valeur, où les questions sont le moteur du mouvement. Pour moi, l’artiste est à la fois un chercheur et un médium, un catalyseur entre l’ici et l’ailleurs, entre le visible et l’invisible. Mes performances sont en quelque sorte des rites de relations qui mettent en évidence l’espace entre les choses, entre ici et là, entre l’abstrait et le figuratif, entre la sensation et le langage. Des espaces de mouvement, de l’indéfinissable et du possible. Je pense que c’est dans le pouvoir de relier les choses que le changement et la transformation peuvent se produire. Même si le corps reste le point névralgique de mon travail, je commence toujours chaque projet par expérimenter avec d’autres médiums. Je propose des situations, des contextes où j’explore des modes de relations et de communications autres que le langage. Je laisse entrer d’autres forces : le hasard, l’intuition et où le.la spectacteur.rice est engagé.e dans la création du sens, des sens multiples. C’est une stratégie pour questionner des modes de penser, de faire, questionner des modes de production, de format et de responsabilité. Je pense que c’est pour toutes les raisons que je viens de nommer que ce projet avec Pauline prend aussi du sens pour moi : j’aime l’idée que nous ne sommes pas responsables de son impulsion et qu’il était meant to be (littéralement en français : destiné à être, ndlr).
En quoi la pratique/la recherche de l’autre ont-elles retenu votre attention ?
Pauline Brun : Je découvre le travail de Marcos petit à petit, en passant du temps ensemble. Lorsque nous nous sommes rencontrés, il m’a raconté différentes créations qu’il a menées seul ou en collaboration. Et puis, j’ai vu son dernier solo How not to be understood? à Genk durant le festival C-TAKT. Ça m’a beaucoup intriguée car il y a toujours un « truc » de biais ou souterrain. Une chose que je ne sais pas identifier, nommer. Il y a de l’humour. Il y explore la notion du rituel. Il fait des détours et c’est à cet endroit qu’il fabrique. J’aime aussi être baladée par plein d’humeurs comme si je n’étais jamais sûre du ton qu’il utilise. Il fabrique souvent son espace de jeu comme la danse et pense à l’objet artistique comme un tout. Il porte une attention à tous les détails. J’adore ! C’est un tour de passe-passe. Son travail est très plastique et il a un rapport très fort à l’histoire de l’art, à l’artisanat. Il fabrique des propositions hybrides qui assemblent sans hiérarchie. Il est aussi tisserand. L’idée de collaborer avec lui m’a rendue très curieuse ! C’est spécial de se lancer dans une création avec quelqu’un sans se connaître ! Et, collaborer, c’est être déplacée à un endroit inconnu et ça me plaît.
Marcos Simoes : J’ai découvert le travail de Pauline avec sa pièce Scruffy Shot à C-Takt, une proposition à la fois très visuelle et épurée. Les corps sont blancs, comme l’espace, habitent et relationnent avec ce lieu à la fois mystérieux et absurde. Un espace sans références, ou plutôt qui fonctionne comme un canvas, une surface des possibles projections. Un espace je dirais plutôt mental où l’ordre des choses dérape, est bouleversé, dévié. Les actions que propose Pauline sont maîtrisées, contrôlées mais étranges, absurdes. Des actions fragmentées, courtes, des actions insistantes qui cherchent des ouvertures pour créer du sens. Lorsque j’ai eu l’opportunité plus tard de voir sa dernière création Raide d’équerre, j’ai eu la même sensation de cet espace où l’insistance est cette fois-ci remplacée par la répétition, la boucle. Un corps attrapé dans un espace énigmatique, qui cherche à provoquer le mouvement. Un espace où, à nouveau, une apparente maîtrise donne lieu à une perte de contrôle, et où le sens émerge dans ces endroits de versement. La répétition et la boucle cherchent justement à faire émerger la différence, des zones d’ouvertures et des changements. À un moment donné, Pauline, après beaucoup de contention et retenue, finit par y danser. Dans cette danse, j’ai senti un lieu commun dans notre travail, un endroit de possible partage. Même si le travail visuel de Pauline comme le mien font appel à différents médiums que ce soit la performance, la vidéo ou le dessin, le corps et le mouvement en sont la matière première.
De quelles manières avez-vous accordé/articulé vos pratiques/recherches réciproques ? Autour de quels sujets/thématiques/pratiques/questionnements/réflexions vous êtes-vous retrouvés ?
Pauline Brun & Marcos Simoes : Ce projet a clairement mis en confrontation nos pratiques et modes de fonctionnement respectifs dès l’écriture de sa note d’intention. Nous nous sommes assez vite mis d’accord sur l’idée de travailler le malentendu comme outil visuel et chorégraphique. On s’est rendu compte que pour travailler ensemble, nous devions trouver un mode de collaboration permettant de faire co-habiter, co-exister nos intérêts artistiques respectifs. L’idée de malentendu, malgré nous, proposait un terrain parfait pour faire co-exister nos deux façons de travailler qui ont vite embarqué le collage, la juxtaposition, la fragmentation, la déformation, l’altération, les extensions en attachant des éléments différents et par conséquence des déviations. Nous avons cherché une stratégie et une manière de penser la collaboration en essayant de ne pas imposer le regard de l’un.e sur l’autre et sans être nécessairement toujours d’accord. Nous avons cherché à fabriquer nos outils pour nous saisir de toutes les transformations rencontrées, déviations de sens et ainsi construire des relations biaisées. Le trompe l’œil, l’imposture, le contrepoint, le questionnement perpétuel, le fait de ne pas pouvoir saisir quelque chose dans sa totalité. C’est à partir de là que nous sommes parti.e.s pour concevoir la danse, les objets, l’espace, les costumes, etc. Nous assemblons, agglutinons, amalgamons par du scotch transparent. Toute la fabrication est visible. C’est une sorte de principe de cadavre exquis, patchwork pour concevoir chaque élément. C’est à la fois altéré, compressé, flouté, hybride, et indéfini. Et puis, l’idiotie comme une stratégie pour appréhender les choses, questionner leurs fonctions et leurs valeurs, secouer les présuppositions.
Comment avez-vous initié le travail ? Pourriez-vous revenir sur votre processus de création ?
Pauline Brun & Marcos Simoes : Chacun·e de nous travaille de manière empirique et aussi de manière très intuitive. Tous les deux passons beaucoup par le « faire » et la tentative. Alors, nous nous sommes rencontré·e·s en faisant des essais et cette pratique commune a construit de l’expérience, propice aux échanges. Nous avons ainsi pu partager nos intérêts respectifs, imaginaires, points d’appuis, expériences, abordages. Nous sommes parti·e·s d’une série de situations simples de mise en action du corps où le malentendu pouvait se produire. Tie-tool c’est proche en sonorité de tittle et, littéralement, ça pourrait se traduire par « attache-outil ». Alors, nous avons commencé simplement par attacher avec du scotch des choses à nos corps, et attacher des choses aux choses, des choses à l’espace. Nous nous sommes intéressé·e·s à comment le fait d’attacher des choses révélait des endroits de fractures, de fragmentations, de ruptures tout en étant un terrain de jeu pour le corps. Nous avons aussi recouvert nos visages, comme une façon d’exister dans un espace non-identitaire et ainsi jouer avec la possibilité de nous confondre l’un·e et l’autre, et avec les objets au plateau. De nous mettre sur un même niveau. Nous avons aussi initié le travail en nous posant les questions : quoi ? Qui ? Comment ? Où ? Elles sont une manière d’être en relation évidente avec les malentendus. Celles-ci sont devenues pour nous un moyen de créer du mouvement. Le corps existe dans une zone d’incompréhension, de curiosité, d’énigme, mais c’est aussi un corps pratique qui cherche, qui manipule des matières où rien n’est statique, tout est en mouvement et en altération constante. Le malentendu désigne l’endroit du singulier et fait coexister de la pluralité – de la poésie, de l’altérité, de la différence -, mais aussi de la résistance, des flottements, des alternatives et des fictions. Il souligne les imprécisions et incertitudes comme des positions qui ont de la valeur. De nous saisir du malentendu comme un champ qui génère des ouvertures, des trous, des passages vers d’autres sens.
Tie-tool est un projet qui pose les bases d’une recherche en expansion. Comment envisagez-vous cet objet en perpétuel développement ?
Pauline Brun & Marcos Simoes : Au fur à mesure du processus et des invitations que nous avons eu, nous nous sommes rendu compte que ce projet pouvait se concevoir comme un ensemble de fragments autonomes qui pouvaient se détacher ou se rajouter comme de nouvelles extensions. Au Centre National de la Danse à Pantin, pour l’événement 1 km de danse, nous avons proposé une performance dans un jardin public que nous avions intitulé Tie-Tool, pièce détachée. Dans cette idée de perpétuel réagencement, pour le 3bisF (Centre d’arts contemporains à Aix en provence, ndr) nous allons créer en 2023 une extension in situ qui, cette fois, s’ajoute à la forme originale de Tie-Tool. Nous allons présenter la pièce dans leur salle de spectacle et nous créerons à cette occasion un nouveau fragment que nous ajouterons à Tie-Tool pour le jardin et/ou l’espace d’exposition. Nous aimons l’idée de pouvoir manipuler et regarder Tie-Tool depuis différents points de vue. Nous avons construit la dramaturgie en prenant appui sur l’effet boule de neige : comment finir quelque chose qui transforme continuellement ? Le point de départ reste présent mais il s’expand et devient une espèce d’animal incontrôlable. Nous pensons à Tie-Tool comme une force qui agit ailleurs et continue à provoquer, à perturber, à interférer et qui crée des relations improbables. C’est à cet endroit que nos pratiques fusionnent, à l’endroit de l’énigme, du renversement, du hasard. De la même manière que nous avons été touché·e·s par le sort de cet heureux malentendu, nous aimons imaginer que ce sort continue à créer des liens et des rencontres inattendues.
Conception et performance Pauline Brun et Marcos Simões. Création sonore Charlotte Imbault. Création lumière Vic Grevendonk. Regards extérieurs Jaime Llopis et Adaline Anobile. Photo Axelle Poisson.
Tie-tool est présenté le 14 juillet au 3 bis f – Centre d’arts contemporains
Pol Pi, Ecce (H)omo
Entretien
Daphné Biiga Nwanak & Baudouin Woehl, Maya Deren
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
Ivana Müller, We Are Still Watching
Entretien
Amanda Piña, Exótica
Entretien
Old Masters, La Maison de mon esprit
Entretien
Georges Labbat, Self/Unnamed
Entretien
Bouchra Ouizguen, Éléphant
Entretien
Cherish Menzo, D̶A̶R̶K̶MATTER
Entretien
Solène Wachter, For You / Not For You
Entretien
Collectif Foulles, Medieval Crack
Entretien
Hortense Belhôte, Et la marmotte ?
Entretien
Flora Detraz, HURLULA
Entretien
Julian Hetzel & Ntando Cele, SPAfrica
Entretien
Hélène Iratchet, Les Délivrés
Entretien
Michelle Mourra, Lessons for Cadavers
Entretien