Propos recueillis par Mélanie Drouère
Publié le 2 juillet 2023
La Tierce est une compagnie portée par trois danseur·euse·s et chorégraphes : Sonia Garcia, Séverine Lefèvre et Charles Pietri. Plaçant l’expérience du sensible au cœur de leur recherche, leur travail s’attache à «faire avec peu, toucher quelque chose d’inconnu et d’insaisissable, tenter de provoquer une acuité pour l’invisible». Avec leur nouvelle création Construire un feu, le collectif radicalise son goût pour l’épure à la faveur d’une attention extrême portée au geste. Dans cette quête, ou ce fantasme, du premier geste, d’un geste sans précédent, sans utilité, d’un geste abstrait, purement dansé, c’est une myriade de récits intérieurs qui jaillissent et peuplent le théâtre, parmi quelques cailloux, quelques allumettes et cinq ocarinas. Les trois artistes nous racontent leur cheminement vers cette nouvelle création.
Je vous propose à tous trois, au titre de votre collectif, de partir du titre Construire un feu pour aborder la question de la genèse de la pièce, puisqu’il est tout à la fois intriguant et évocateur d’un geste.
Séverine Lefèvre : Nous empruntons ce titre à une nouvelle de Jack London qui nous a accompagné·es dans les débuts de notre processus de création, bien que notre pièce n’en soit pas du tout une adaptation. Dès le départ, nous avions le fort désir de bâtir une pièce qui porterait des récits, mais des récits dégagés d’une certaine omniscience et plutôt enclins à s’aventurer dans des hypothèses fictives et poétiques qui découvrent leur tracé à mesure qu’elles avancent, à tâtons. Et il me semble que ce titre, avec sa syntaxe poétique, porte en lui tout ce potentiel d’une histoire pas encore connue – pas encore là – en train de (se) fabriquer. Pendant la création, nous avons beaucoup tourné autour de ce récit, ou plutôt de ce fantasme, du premier geste. Nous nous demandions ce qui fait qu’un jour, une personne, quelque part, on ne sait où, a fait pour la première fois un geste pour lui-même, qu’on peut appeler un geste abstrait, ou un geste dansé, c’est-à-dire un geste qui n’était utile ni pour manger, ni pour dormir, ni à l’attention des dieux… mais presque un geste pour rien, un geste qui vaudrait pour lui-même. Qu’est-ce qui a précédé ce geste ? Qu’est-ce qui l’a généré ? Quelle situation, quelle émotion ? Nous le plaçons à l’endroit de la poésie. Nous projetons ce qui a bien pu déborder cette personne pour que ce geste advienne. Et nous n’en savons rien… C’est un récit ouvert et multiple, sans vérité absolue, qui chérit le fait de ne pas savoir et compose avec l’inconnu. Ce récit demeure au creux de la pièce et a été complété par d’autres, d’autant que, pour la première fois, nous sommes cinq – Teresa Silva et Philipp Enders nous ont rejoints – à faire émerger peu à peu des fictions au plateau, puis à y veiller.
Charles Pietri : La nouvelle de Jack London remet un peu les choses en place : il s’agit d’un homme qui se sent suffisamment puissant pour traverser le grand nord canadien et qui doit se rendre à l’évidence selon laquelle la nature est plus forte. Ça nous a évidemment beaucoup parlé. La nouvelle est également traversée par la nécessité de garder un feu allumé pour rester vivant, qui posait par extension la question de savoir ce qui fait que l’on est vivant – et qu’on le reste – aujourd’hui. Pour nous, cela a clairement à voir avec ce que nous développons au plateau, c’est-à-dire de la poésie.
Sonia Garcia : Par ailleurs, il convient de préciser que lorsque nous commençons à travailler – et cela peut parfois durer assez longtemps durant le processus – nous essayons toujours de faire grandir le projet sans le comprendre, ni le cerner. Nous ne sommes jamais en mesure de dire de quoi va parler la pièce, quel sera son moteur, ce qui va être en jeu. Cela relève du désir, je crois, de prendre soin du vivant et de la pluralité des significations possibles au sein des formes que nous déployons. Il nous semblerait un peu vain de faire aujourd’hui une pièce sur une chose que nous savons déjà, sur un thème x ou y à mettre sur le devant de la scène. Au départ, il y a juste une urgence à créer, puis des formes arrivent, et nous découvrons au fil du processus ce qui nous habite et ce qui se déploie au creux de ces formes-là… C’est assez effrayant, mais quel plaisir d’assister à la construction d’un projet qui a sa vie propre, que l’on ne dompte jamais !
Est-ce cette quête fantasmée du premier geste non utile, dansé, qui vous a conduit vers cette scénographie très épurée (quelques cailloux, des boîtes d’allumettes et cinq ocarinas) ?
Charles Pietri : La pièce part de cet endroit : il s’agit de laisser du repos au théâtre, ou au lieu qui accueille le projet, puisque cette pièce peut se déployer dans d’autres espaces qu’un théâtre. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous souhaitions nous écarter de tout dispositif spectaculaire, en matière de lumière, de musique ou de scénographie. Nous voulions proposer une pièce qui n’a besoin de presque rien, une pièce pauvre, entre guillemets. Qui laisse le théâtre tranquille. Personnellement, je pense que plus la pièce est simple, plus elle tend vers le « rien du tout », plus elle devient claire et nous situe au bon endroit, poétiquement. Quelques cailloux, des boîtes d’allumettes et des ocarinas, de toutes petites choses suffisent à construire de très grands récits ; parce que nous les portons en nous, ils sont déjà présents dans le théâtre. Il suffit d’y porter notre attention.
Sonia Garcia : Nous avons toujours essayé de « faire sentir beaucoup » avec peu de moyens. Pour Construire un feu, nous avons poussé cette dynamique plus loin : plateau nu, lumière de services, pas de scénographie ni de costumes. Nous voulions faire une pièce sans rien ajouter au monde, c’est à dire en creusant dans ce qui existe déjà, qui ne serait peut-être pas visible d’emblée, ou qui aurait perdu notre attention. Et nous nous sentions, en quelque sorte, appelé·es, en 2022, à travailler ainsi, peut-être comme une réaction à la situation dans laquelle le monde se trouve aujourd’hui.
Séverine Lefèvre : En retirant le plus possible le spectaculaire et l’artifice, il s’agit d’aviver la conscience et l’envie d’être présent·e à soi-même tout au long de la pièce, ne pas oublier d’être-là. Cela vaut pour le public comme pour les interprètes au plateau. C’est une condition pour que « ça » apparaisse. Ce « ça », c’est la pièce, mais ce n’est pas juste la pièce. C’est la pièce épaissie, augmentée de ce que chacun·e y apporte dans le temps où elle a lieu, de tout ce qu’on ne voit pas mais qui fait la pièce. Construire un feu met le théâtre – ou le lieu qui l’accueille – au centre de nos attentions. Nous faisons l’hypothèse un peu étrange que le bâtiment est capable de sensations et de mémoire ; il devient en quelque sorte le personnage principal de la pièce. Nous-mêmes, peu outillé·es, commençons par le « désarmer » en éteignant ses lumières une à une, en entrouvrant les portes… Nous le mettons au repos. Pour voir. Il y a un poème très important pour nous, qui nous a été transmis par Mathieu Bouvier, et qui dit « j’aimerais voir le jardin lorsque je n’y suis pas ». Toute la pièce est contenue dans ce vers : que se passe-t-il lorsque nous ne sommes pas là pour voir ? Ce bâtiment, désormais vivant, qui excède ses contours et s’ouvre au-delà de lui-même, que relâche-t-il ? Quelles mémoires contient-il ? Qu’est-ce qui est « déjà là » ? Imprégné·es du travail et des mots de Loïc Touzé, nous travaillons avec la pensée sous-jacente que la danse échappe parfois au visible, qu’elle est un phénomène qui nous préexiste, comme placée dans un infini ; elle nous habite furtivement – autant que nous l’habitons – mais aussi se dérobe, traverse le temps, nous dépasse.
Quel est le dispositif scénique que vous avez imaginé relativement au public pour pouvoir activer cette envie de « disparaître ensemble pour laisser advenir » ?
Sonia Garcia : Le dispositif scène-salle reste frontal, mais pourra varier selon les salles qui nous accueillent. Nous aimions l’idée de partir du lieu du théâtre tel qu’on le connaît habituellement, pour mieux en déplacer les usages, ou plutôt pour revenir à son usage archaïque : le public est là, nous sommes là, nous allons essayer de faire quelque chose, et nous allons voir tous·tes ensemble ce que cela produit ici. Il nous a semblé important de garder ce cadre très ancien, pour être en mesure de soulever également des choses anciennes.
Quel est votre traitement de la lumière et du son ?
Séverine Lefèvre : Là aussi, nous restons dans le peu et fonctionnons essentiellement avec les lumières de service du théâtre, ou avec la lumière naturelle (même nocturne) lorsque c’est possible. Tout est très simple. Concernant le son, si le lieu est doté d’enceintes à vue, nous les retirons. Il y a une préparation technique presque paradoxale de l’espace, qui consiste à enlever plutôt qu’à ajouter. Le son de la pièce est produit depuis nos corps, essentiellement avec nos souffles et nos voix. Nous fabriquons tout en direct depuis le plateau, ses bordures ou son autour, dans le hors champ. Nous avons des ocarinas qui nous permettent de mettre l’espace en vibration ou d’esquisser des mélodies. Aussi, pour la première fois dans l’une de nos pièces, il y a du texte en adresse directe au public, à voix nue, du chant… Et puisque la pièce se met en écoute du lieu, elle se réajuste et se réinvente dans chaque nouvel endroit qui l’accueille. Elle est littéralement refaçonnée chaque fois par l’architecture du lieu, ses dimensions, ses ouvertures, lumières, circulations, ses matières, sa pénombre, son écho… C’est une pièce in situ pour théâtre ou espaces de représentation.
Sonia Garcia : La pièce commence avec une allumette qui se craque et se termine par un feu qui s’éteint. Pendant les moments de noir, ce feu est une source vivante de lumière, très particulière, que nous ne maîtrisons pas. Cette flamme est aussi une source de son, d’odeur, elle imprime un rythme constant. Ce sont là les éléments d’une atmosphère auxquels on ne prêterait pas nécessairement attention dans un autre cadre. Comme le disait Séverine, il faut désarmer, décharger, défaire, vider, pour parvenir à faire sentir les choses que l’on ne voit pas, ou plus.
Charles Pietri : Il s’agit en quelque sorte de réinventer l’endroit où nous sommes, ensemble, avec les spectateur·ices.
Qu’entendez-vous par « texte à voix nue » ? Quel est votre processus d’écriture ?
Charles Pietri : Ce ne sont pas à proprement parler des textes, mais plutôt des moments d’adresses au public. Nous les avons aujourd’hui fixés, mais ces mots ont d’abord existé à l’oral. Nous sommes parti·es d’exemples de sensations très fortes que chacun·e d’entre nous a traversées et qui auraient pu mener à une danse. Il s’agit donc plutôt de récits, de témoignages, d’hypothèses de « premier geste » que nous racontons au public. Au début de la création, nous avions inventé un récit que nous aimions beaucoup, qui a aujourd’hui disparu de la pièce mais qui demeure assez représentatif de ce que nous avons cherché : un·e enfant, un jour de pluie sur une grande plaine, soulève une pierre. Il·elle découvre alors que le sol est sec sous la pierre. Cette découverte provoque alors une telle émotion chez cet·te enfant qu’il·elle produit un geste inédit. Il s’agit ainsi toujours de parler de cette émotion poétique qui nous concerne tou·tes, que nous avons tou·tes eue un jour (ou une nuit) et qui est aux fondements de qui nous sommes en tant qu’humains.
Séverine Lefèvre : Ces récits et paroles portent en eux quelque chose d’assez naïf, parfois drôle, mais qui est d’importance. Un peu comme les jeux d’enfants qui inventent tout un monde alternatif avec le plus grand des sérieux : « faisons comme si c’était pour de vrai », « on dirait que le théâtre a des sensations…». Cette simplicité apparente permet d’ouvrir des espaces qui, pour peu qu’on leur porte attention, peuvent aussi être vertigineux et intranquilles.
Dans cette pièce, vous êtes cinq, au lieu de trois habituellement. Comment avez-vous travaillé l’écriture chorégraphique, ensemble ?
Sonia Garcia : Nous avons d’abord cherché quel était l’état de corps qui pouvait permettre une ouverture et une porosité suffisantes pour qu’à un moment, peut-être, il y ait un geste qui puisse arriver de lui-même, qui ne soit ni volontaire ni le résultat d’une pensée ou d’une contrainte artistique. Comment faire pour être bougé par quelque chose plutôt que de bouger en puissance ou de faire bouger les choses autour de nous ? Pour nous, cela revient évidemment à développer une posture plus humble vis à vis de la nature : admettre que nous ne sommes pas au centre et qu’en se mettant à l’écoute de ce qui tourne sans nous, beaucoup de choses peuvent déjà arriver en nous. Nous avons ensuite laissé les personnes avec qui nous travaillons être auteur·ices de leurs propres gestes. C’est une pièce que nous avons co-écrite avec Philipp et Teresa, qui ont chacun·e leur propre danse, qui irrigue magnifiquement la pièce. Et comme un contrepoint, il y a toujours un moment dans chaque création où nous traversons un processus qui est là depuis les débuts de La Tierce : il s’agit d’un procédé d’écriture très minutieux qui se développe à partir d’objets où tous les gestes deviennent nécessaires et complémentaires en étant sous-tendus par l’absence de ces objets. Ce protocole a donné ici naissance à la seule danse à cinq de la pièce.
Charles Pietri : L’endroit que nous approchons avec La Tierce est un endroit de vulnérabilité qui permet d’accéder à un geste précis qui peut porter tous les sens à la fois à chaque moment ; un simple lever de bras, par exemple, peut porter une quantité infinie de récits en lui. Malgré tout, cet endroit implique une certaine façon de se mouvoir, et, à force d’enlever, nous parvenons à un lieu qui nous est commun, à nous cinq. Et je crois que nous dansons aujourd’hui presque tou·tes de la même façon dans cet endroit, car nous sommes porté·es par la même chose, ce qui n’est pas arrivé par magie… Nous avons entre autres élaboré une pratique que nous avons appelé le “fond commun”, qui s’articule autour de l’idée que, si nous sommes suffisamment vulnérables, poreux·ses, alors le moindre coup de vent dans la salle, le moindre mouvement, peut nous faire tou·tes bouger immédiatement. Cette pratique génère une danse qui se laisse porter par l’invisible, et qui crée plutôt du vide autour d’elle que du plein en elle.
Séverine Lefèvre : Il y a une nouveauté pour nous dans cette pièce, et cela a à voir avec ce fond commun dont parle Charles : c’est la première fois que certaines matières chorégraphiques ne sont pas écrites. Avec Construire un feu, nous sentons que certaines danses ont besoin de garder une ouverture totale à l’espace et à l’instant, pour que le geste advienne différemment à chaque fois, comme renouvelé, ravivé, autrement informé. Et je crois que ce qui nous permet cette forme de danse ajustée – que, dans ce cas précis, je préfère au terme de danse improvisée – c’est une confiance franche dans ce fond qui relie les gestes les uns aux autres. Observant avec attention une peinture, le poète André du Bouchet écrit : le trait ascendant – une montagne. le trait descendant : c’est le même. Si on remplace le mot trait par le mot geste, c’est la même chose que je sens avec tous les gestes qui habitent Construire un feu, aussi distincts soient-ils les uns des autres. D’un geste neuf de Teresa à un geste complètement écrit – et donc déjà répété – de Philipp ou de Sonia, c’est le même fond.
Comment cette nouvelle pièce approfondit-elle votre relation avec les spectateur·ices ?
Sonia Garcia : Je pense qu’avec Construire un feu et l’usage de la parole directe au plateau, nous avons vraiment essayé de créer un terrain concret à la danse. Au fond, notre rapport au public s’articule toujours de la même manière : tenter de désamorcer les imaginaires collés à la danse et l’envie de «comprendre», proposer un endroit de confiance pour que les spectateur·ices nous suivent dans les fictions que l’on propose et enfin déployer avec le plus de liberté possible des gestes affranchis de toute attente de virtuosité ou de puissance. Il s’agit pour nous de proposer une véritable expérience sensible, un moment d’ouverture à de l’inconnu, et la tâche est donc plus aisée auprès de personnes qui ont peu d’attentes sur «à quoi doit ressembler un spectacle de danse». Quant à la mixité des publics, je pense que les attentes sont différentes mais tout aussi puissantes pour chaque type de public, voire pour chaque personne dans le public, et je crois que c’est une erreur de penser pour ces groupes en adaptant les formes ou le discours. Il n’est d’ailleurs pas rare que les personnes qui ne connaissent pas du tout la danse soient les personnes les plus réceptives à notre travail… L’endroit de la poésie que nous défendons est pensé comme un lieu d’expérience majeure parce que nous pensons qu’il s’agit aujourd’hui d’un des rares endroits d’égalité et d’émancipation. Cet axe de travail s’appuie sur ce qui nous dépasse tous·tes en tant qu’humain·es, et nous affirmons précisément avec cela déployer une adresse large, non cantonnée à un public spécialisé. Enfin, je dirais que les corps vulnérables évoqués plus haut par Charles sont guidés par l’envie de rétrécir l’espace entre la salle et la scène : en s’appuyant sur un corps et un présent partagé, on tente de retrouver ensemble la sensation de se sentir, tous, toutes, vivant·es.
Conception et chorégraphie La Tierce – Sonia Garcia, Séverine Lefèvre, Charles Pietri. Co-création et interprétation Philipp Enders, Sonia Garcia, Séverine Lefèvre, Charles Pietri, Teresa Silva. Accompagnement en dessin et regard extérieur Camille Ulrich. Travail vocal et regard extérieur Jean-Baptiste Veyret-Logerias. Regard extérieur Pierre Pietri. Conseil lumière Serge Damon. Régie plateau Leslie Vignaud. Pièce musicale jouée à l’ocarina Sukima, composée par FUJI||||||||||TA arrangée par Philipp Enders. Chant Our Prayer The Beach Boys. Production et diffusion Nicolas Chaussy. Administration Marie Rossard. Dessin © Camille Ulrich.
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