Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 16 décembre 2020
Depuis le 30 octobre dernier, les théâtres en Belgique ont à nouveau fermé leurs portes jusqu’à nouvel ordre, entraînant une nouvelle mise en suspens des activités liées à la production, à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Il est essentiel aujourd’hui, plus que jamais, de faire un état des lieux auprès des artistes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui subissent de plein fouet cette brutale mise à l’arrêt. Installée à Bruxelles depuis trente ans, la danseuse et chorégraphe Olga de Soto partage ses réflexions sur la manière dont la crise sanitaire a secoué sa pratique et l’écosystème du milieu de la danse.
Comment avez-vous vécu le premier lockdown ?
Lorsque le premier lockdown est arrivé, nous étions dans une période à la fois très dynamique et de transition, avec des répétitions pour la reprise de rôle du solo INCORPORER KIDs, dont la première française devait avoir lieu au mois d’avril au Centre National de la Danse à Pantin (d’abord reportée en décembre, puis annulée depuis) ; le début du montage de deux nouvelles productions (Traceology et Algo se cruza en las palabras al escavar bajo los pies), et un processus de recrutement pour une passation de poste administratif, précisément en cours au moment du confinement. J’étais aussi occupée avec le projet IMAGINE au CN D, les étudiant·e·s du Certificat en danse et pratiques chorégraphiques à Charleroi danse, et l’enseignement au Conservatoire d’Anvers. Nous avons dû rapidement pallier au contexte d’interruption abrupte des activités en cours et à venir, comme tout le monde. Comme beaucoup, nous avons eu des annulations et des reports de dates, certains projets sont restés en suspens à cause de l’engorgement provoqué par la cascade de reports. Nous avons dû faire preuve d’initiative et de solutions par crainte et par empressement ; mais aussi, car nous sommes une petite équipe. La situation a demandé de tout réorganiser en termes de fonctionnement, d’apprendre à suivre le travail à distance, désolidarisé de ce qui constitue le ping-pong fluide des réflexions, la matière échangée quand nous sommes ensemble au bureau, ou dans le studio. Les sphères professionnelles et personnelles via l’expérimentation du travail à distance se sont retrouvées mélangées au tout début, perdues dans le monde des écrans devenus encore plus omniprésents. La charge, l’intensité et le rythme se sont vus croître de façon exponentielle alors que tout autour rentrait dans une dynamique inverse, paradoxalement. Mais le travail a pu se poursuivre malgré ces circonstances, grâce à la stabilité de ma situation actuelle en tant que structure contrat-programmée et l’aide précieuse de mes collaboratrices administratives et de production.
Comment ce premier confinement a-t-il affecté votre travail ?
Le premier confinement a entraîné un travail conséquent de réorganisation, en même temps qu’il est venu alimenter, confirmer et prolonger un espace de réflexion nodal dans mon travail et ma démarche de chorégraphe et de chercheuse. Les questions liées à la réalisation, à la production et à la circulation des projets, à leur temps et à leur écologie – aux moyens que l’on se donne, aux chemins que l’on prend et aux formes qui en découlent –, sont au cœur de ma démarche depuis plus de vingt ans. Dans cet espace de réflexion ouvert, la recherche et la création sont indissociables depuis le début de ma trajectoire et restent intimement liées. La suspension, le retrait, l’étirement ne me font pas peur. Je vis avec. Et cet arrêt brutal est venu confirmer quelque chose. Mon rapport au temps et à la mémoire ont eu des conséquences déterminantes sur le rythme des projets et la durée de mes processus. Ce sont des durées que je défends et revendique activement depuis longtemps et qui ont mené mon travail à se développer au sein des temporalités atypiques totalement en marge des logiques classiques de production. Mon travail revendique la nécessité de disposer d’un temps qui résiste et cherche à échapper à toute accélération et à toute précipitation, me déplaçant vers les pourtours et la périphérie, espace qui m’intéresse particulièrement. Ces choix ont eu des conséquences sur la compréhension de ma démarche et sur la visibilité de mon travail, j’en suis consciente. Donc, lorsque le premier lockdown est arrivé, il y avait déjà un long travail de résistance contre la frénésie du monde et de la production effrénée dans notre secteur. Nous étions déjà en questionnement, très familiarisé·e·s avec un temps étiré et suspendu, chargé en actions sans l’être en visibilité ni en événements. Mais cette nouvelle réalité a provoqué des nouvelles questions, déclenché des nouvelles pensées et actions…
Avez-vous constaté un changement suite au déconfinement ?
Les activités de la compagnie ont en effet recommencé de manière presque frénétique avec « la reprise », avec un enchaînement serré des dates de tournée, des résidences de recherche, des ateliers, du temps d’écriture et de l’enseignement, et la ménance constante d’une dégradation de la situation. Nous nous sommes retrouvées, un peu malgré tout et malgré nous, avec une grande concentration d’activités sur les premiers mois de la saison, cette impression générale de devoir faire au plus vite, en devant rattraper le temps, un sentiment qui m’agace fortement. Puis, une réelle complexité dans la gestion des déplacements, le suivi des zones rouges, les calendriers parallèles de quarantaines, la réévaluation constante de la faisabilité de chaque activité. Mais cela dit, cette réalité a demandé et apporté une flexibilité et une souplesse intéressantes. Un espace de spontanéité et d’improvisation qui commençait à nous manquer cruellement.
De nouvelles occupations ont-elles émergées pendant votre baisse d’activités ?
Une fois la surcharge de travail générée par le lockdown et l’empressement et la sidération des premières semaines dépassés, j’ai commencé à ressentir la nécessité d’aborder la question du travail et de la visibilité différemment, en revenant vers certains processus et projets. Dans cet espace solitaire qui accompagne une bonne partie de mon travail de recherche et de création, la documentation, l’écoute, la lecture et l’écriture m’occupent activement, régulièrement. Mais, ce temps suspendu et particulier, enclin au repli et à la réflexion, a provoqué la nécessité d’aborder l’écriture différemment. C’est ainsi que j’ai commencé à imaginer une série de textes analytiques qui me permettraient de faire un travail de mise en perspective. Ce projet d’écriture, appelé Plongées, vise à aller vers d’autres formes de partage, en m’introduisant dans certains projets de recherche et processus de création autrement. À côté du travail d’écriture et d’immersion dans les archives, il y a eu aussi l’urgente nécessité de revenir au corps. Le besoin de me laisser danser après le choc du premier confinement, le besoin d’être en danse, sans questionnement ni jugement après la mise en retrait du corps, juste dans l’observation du mouvement en circulation. J’ai commencé à explorer cet élan vital, cette nécessité de réveiller ses cellules réduites au silence par l’isolement, de me frotter au geste dans le cadre de mon projet Traceology, peu de temps après le confinement et plus tôt que ce que nous l’avions prévu initialement, grâce à deux courtes résidences à La Raffinerie, puis à Kanal, dans l’immensité brute de cette gigantesque friche industrielle qui sera occupée et transformée par le projet du Centre Pompidou à Bruxelles. J’ai eu la chance de pouvoir retourner dans un espace de travail physique, avec une résidence de recherche qui a eu lieu en septembre, à Materiais diversos à Lisbonne, grâce aux efforts impressionnants et au soutien de leur équipe et de leur collaboration avec Grand Studio à Bruxelles. Même si celle-ci s’est vue écourtée de moitié à cause des complexités liées aux quarantaines et aux déplacements. Le confinement et la crise sanitaire ont aussi imposé l’enseignement en ligne qui a pris énormément de place depuis.
La crise sanitaire a-t-elle provoqué de nouvelles réflexions sur votre travail à venir ?
Les réflexions générées par la crise sanitaire et par le confinement ont aussi amené la nécessité d’une démarche encore plus dénudée, plus simple et proche des gens, mais aussi plus libre et proche du dehors, comme il avait été le cas au début de mon parcours avec les performances Hontanar ou Sueño. Le désir d’être dans d’autres formes de partage. L’envie de concevoir des programmes sur des thématiques concrètes, comme j’ai pu le faire pour la troisième édition du projet IMAGINE, à l’invitation du CN D. Ce projet merveilleux que j’ai vraiment beaucoup aimé faire m’a appris beaucoup de choses sur mon travail, sur le partage de mes pratiques, la manière de créer des passerelles pour rendre les connexions visibles, mais aussi sur la manière de travailler avec de non-professionnelles. Dans le cadre de ce projet autour du soin, du corps de la femme et de ses représentations dans la société, j’ai aussi pu transmettre une nouvelle pratique du regard autour des verbes de la vision. Ceci m’a invité à développer une expérience de la marche, comme pratique récurrente et entière du travail de réflexion, de recherche ou de création, que j’ai envie de mettre en place avec l’équipe administrative, mes collaborateur·rice·s artistiques ou autres dans le cadre de projets futurs.En tant que danseuse, la pandémie a-t-elle bouleversé votre rapport au corps de l’autre ?
Ce virus inflige de la violence dans notre rapport au corps et aux autres, au quotidien. La violence face à la privation de proximité et de contact. Ceci a eu un impact réel sur ma manière de penser au toucher, mais aussi sur la manière de voir et de regarder. Mon travail de recherche sur la mémoire kinestésique de l’interprète utilise une méthode d’étude que j’ai commencé à développer il y a une vingtaine d’années et qui traverse bon nombre de mes projets. Elle s’appuie principalement sur l’exploration motrice, proprioceptive, sensorielle et sensible de multiples verbes d’action. Dans ce travail d’exploration de la mémoire kinestésique de l’interprète tout passe par le toucher, le geste et l’intention qui le sous-tendent, l’observation de sa trace et de son dépôt. La pandémie a mis en question de manière cruciale la continuité, la possibilité même de ce travail. Mon rapport au regard aussi s’est vu profondément touché par cette nouvelle réalité. J’ai commencé à voir des supperpositions temporelles d’actions et des contacts dans toutes les surfaces, les possibilités de tous ces trajets et contacts passés, mais dont la trace est présente même si invisible. Puis, il y a eu aussi un besoin crucial d’être en corps, de l’écouter et de me le réapproprier, en me penchant sur un espace de résonance ancré dans ce présent.
Comment avez-vous vécu l’absence loin des studios ?
Je dois avouer que j’ai commencé à regarder en arrière avec une certaine nostalgie. Être dans le studio avec les danseur·seuse·s, explorer librement avec mon équipe de collaborateur·rice·s, dans le bonheur de cet écosystème que représente chaque projet, me manquait. J’ai beaucoup pensé à la période de création de Mirage (2019) et à Mirage – déplacement (2019), à la générosité des journées avec ce groupe incroyable de femmes, si différentes. Au temps d’exploration, d’écoute, de bienveillance et de parole, à l’espace de pensée partagé que ces expériences ont représenté. Mais, je me suis aussi remémoré tous ces voyages et personnes rencontrées dans le cadre de mes projets sur l’histoire orale des œuvres, au bonheur du travail de l’entretien et à l’expérience humaine qu’il représente dans ce geste d’aller vers l’autre, à la rencontre de l’autre. À la facilité du voyage et à la simplicité du face à face. J’ai commencé à penser aux écosystèmes de travail, auxquels j’y attache beaucoup d’importance et d’attention, au nous, à comment « faire nous » dans un présent d’isolement dans lequel nous devenons petit à petit des îles.
La pandémie va rendre plus difficile la circulation de la danse, aussi bien dans le pays qu’à l’international. Avez-vous discuté de ces questions avec les membres de votre compagnie ? Envisagez-vous de nouveaux modes de tournées ?
La question de la circulation de mon travail est profondément investie de la question écologique. C’est une question pour laquelle je milite fortement et que nous mettons en application de manière concrète depuis vingt ans, avec toutes les conséquences que cela a pu avoir sur la visibilité des œuvres à une période où très peu de personnes se posaient la question de l’écologie de la production et de la diffusion. Nous avons voulu aborder la question de la circulation, de sa diminution et/ou de son absence, dans ce contexte en nous penchant sur sa réalité (post)pandémique. Comment donner à voir dans un contexte viral qui ébranle de manière fondamentale nos rapports sociaux, les intéractions humaines, notre rapport à l’espace et aux autres ? Comment continuer à faire un travail de création et de diffusion quand la diffusion traditionnelle, déjà extrêmement étriquée, n’est plus de tout possible ? Nous avons réfléchi davantage aux questions des réseaux, de circuit, de circulation, de distance et de frontière, à ce qui impliquerait de travailler sur une circulation de proximité, concentrée principalement sur le territoire national. Il y a quelque chose de logique, de presque « organique » dans cette idée, mais aussi d’assez problématique d’un point de vue politique, d’imaginer une diffusion repliée sur un territoire national, fermée à d’autres. Mais je dirais que c’est un chantier en cours, nous n’avons pas été jusqu’au bout de la réflexion.
Ces réflexions écologiques qui circulaient déjà dans votre travail ont-elles pris plus de place ces derniers mois ?
L’impact presque immédiat que le confinement a eu sur l’environnement a été pour moi à la fois révélateur et bouleversant. J’ai la chance de vivre à proximité de deux parcs et d’un marais, la présence de ces îlots de nature urbaine est assez palpable dans mon quotidien. Durant le confinement, la multiplicité et la richesse de chants des oiseaux à l’aube, toujours croissante au fil des jours, étaient saisissantes. Puis, nous avons vu ces petites vidéos filmés dans des nombreuses villes à travers le monde, magnifiques et hallucinantes, avec toutes sortes d’animaux sauvages, cerfs, chèvres, bouquetins, loups, sangliers, en excursion en milieu urbain. En dehors de leur dimension anecdotique, ces images sont pour moi vraiment chargées de signification. Mais, je crains que nos gouvernements soient plus pressés de relancer l’économie que de s’attaquer aux causes de la pandémie. Alors, que s’il y a bien une chose que ce virus a révélée, c’est que sans services publics forts, dont l’éducation et la culture font partie intégrante, il n’y a pas d’économie possible. Je pense que nous sommes face à un réel changement de paradigme, non pas celui de la révolution du monde des objets interconnectés, dont personnellement je n’ai rien à faire, mais celui bien réel des profondes crises qui pèsent sur notre planète, à cause de l’action humaine. La crise sanitaire et la crise écologique, dont elle découle, m’ont poussée à aller plus loin dans le regard que je porte sur le monde, mais aussi dans la réflexion dont j’ai déjà parlé plus haut quant aux pratiques dans notre secteur, aux modes de production et de « diffusion ». Il y a eu certes un nouveau déplacement, une prise de conscience encore plus claire par rapport aux causes de la crise et à la nécessité de remettre en question ce système, notre rapport aux autres, nos modes de production et de consommation, et à l’importance d’éviter de reproduire des automatismes bien inscrits. Cette réflexion qui était déjà active s’est tendue davantage. La pandémie est venue mettre encore plus en lumière notre rapport au vivant, aux milieux et aux écosystèmes avec lesquels nous cohabitons ; ou plus tôt, au côté desquels et « en dehors » desquels nous vivons. Je pense que le système socio-économique qui régit le monde aujourd’hui a fait de nous une sorte d’espèce invasive, une espèce dissidente de la planète qui a fait de la chosification des autres êtres vivants, des milieux et des écosystèmes son seul crédo. Ces mécanismes qui contribuent à faire perdurer le système patriarcal et capitaliste dans lequel nous sommes, qui nous tue et aujourd’hui nous étouffe, littéralement.
Avez-vous constaté des nouveaux positionnements ou des changements de paradigmes dans le milieu de la danse ?
J’ai l’impression qu’il y a eu une remise en question de la part d’un nombre non-négligeable d’artistes et d’institutions. Un certain nombre de groupes de réflexion se sont créés et un débat est en cours au sein de diverses institutions et organisations. J’espère que nous arriverons à un réel changement de nos pratiques, nos modes de production, de gestion et de diffusion. Parallèlement, j’ai l’impression qu’il y a eu un besoin impérieux de la part de certaines institutions de ne rien arrêter, de continuer de remplir, de continuer de faire comme avant, coûte que coûte, dans une dynamique mobilisée par la masse de problèmes à résoudre au jour le jour afin de pouvoir se projeter sur l’avenir. Dans cette dynamique infernale, il est difficile de prendre le temps d’écouter ou de questionner certaines pratiques en profondeur. J’étais aussi surprise de constater la manière dont certain·e·s structures, artistes et médias, semblaient découvrir soudainement les méfaits du transport aérien, je caricature, mais c’était quand même un peu ça. Et dans une vision un peu extrême, je crains que, in fine, la réflexion ne se limite plus aux moyens de transport qu’au fonctionnement de notre secteur. Certaines institutions ont eu des gestes totalement inattendus et généreux, mais d’autres ont été assez retors et ce, jusqu’à l’été, à travers des promesses de soutien, de visibilité dématérialisée reposant sur de grandes phrases afin de donner à voir souvent des artistes bien soutenus et très visibles. Il était très dur de bénéficier des soutiens mis en place si un échange n’existait pas avec les structures préalablement. Ça a été le cas par exemple pour les appels pour soutenir les artistes via des bourses lancés par la ville, les communes ou la région. Il fallait être parrainé, soutenu par un lieu ou déjà bénéficier d’une subvention. En revanche, ces mêmes institutions ont commencé à être dans une autre dynamique et à ouvrir beaucoup plus le dialogue après l’été. Et j’ai eu le sentiment qu’une solidarité réelle et une écoute attentive se mettaient en place. En même temps, pour beaucoup d’artistes le gap entre l’intention et la réalité a été vraiment trop important, et il a été impossible d’ouvrir quoi que ce soit. J’ai l’impression que ces actions mises en place peut-être trop dans l’empressement ont encore plus invisibilisé de nombreux·seuses acteur·rice·s du secteur. Puis, la concurrence dans laquelle beaucoup se retrouvent pour exister à minima est très rude, et nécessite d’une réelle refondation pour que l’écoute et la solidarité qui commençaient vraiment à émerger à la rentrée, puissent se déployer et s’affirmer.
Depuis le 30 octobre dernier, les théâtres et les lieux culturels ont à nouveau fermé leurs portes pour une période indéterminée. Comment vivez-vous ces nouvelles mesures sanitaires ?
L’espace de partage que le théâtre représente, de rencontre avec le sensible et avec l’expression de l’autre, me manque en tant que spectatrice et en tant qu’artiste. Je réalise depuis quelques semaines que cette nouvelle impossibilité de prendre part à l’acte social de se réunir dans un théâtre, tout comme dans un musée ou une galerie, devant un objet artistique à recevoir, provoque un sentiment de nostalgie que je n’avais pas ressenti lors du premier confinement. La fermeture dans une bonne partie des pays européens des théâtres, des musées et des cinémas, alors qu’aucune mesure de distanciation physique n’est appliquée dans les transports en commun, est pour moi absolument incompréhensible. Parallèlement, les multiples images des métros, bus, trains ou avions bondés est un signe révélateur des incohérences dans la gestion de la crise sanitaire. Ces incohérences s’ajoutent à une longue liste de contradictions dans les différentes mesures prises. Elles mettent en lumière de manière effarante les inconséquences de bon nombre de gouvernements occidentaux, leur manque de prévision et d’anticipation, leur incompétence, mais aussi leur impuissance à faire face à des questions de fond.
Comment voyez-vous demain ?
Je vois les mois et les années à venir avec incertitude et inquiétude ; mais aussi avec excitation face au changement. Cela ne concerne pas seulement notre milieu, mais aussi la majorité des autres secteurs et l’ensemble de notre société qui est quand même submergée dans ces nombreuses crises qui appellent une réelle transformation. Ces dernières années, le fonctionnement de notre secteur a dérivé vers une structuration très pyramidale et sclérosée dans laquelle certain·e·s programmateur·rice·s jouent d’un pouvoir qui régit la totalité de ce qui est donné à voir ou non. Le manque de considération parfois, le silence auquel on fait face, sont des réalités difficiles, à travers lesquelles beaucoup d’entre nous essayent de naviguer. Il y a un nombre considérable de choses qui ne fonctionnent plus dans cette chaîne d’interdépendance. Les réflexes du néolibéralisme sont bien incrustés dans nos pratiques, et il y a souvent un gap considérable entre les discours et la mise en pratique des paroles qui les constituent. Les objets artistiques sont devenus un peu trop des produits. Est-ce qu’on peut continuer de travailler comme ça ? D’un point de vue plus général, je crois que la présente crise sanitaire n’est malheureusement pas une crise passagère qui va durer deux ou trois ans, mais qu’elle est un symptôme des dérèglements en cours et à venir. Je pense que nous sommes face à un réel changement de paradigme et qu’une transformation radicale de la refondation de notre rapport au vivant, au monde et aux autres, est urgente. En ce qui me concerne, je vais poursuivre mon travail et mon engagement en continuant d’observer, d’écouter et de questionner ce qui est là. Dans le contexte actuel, une bonne partie des nouveaux projets sur lesquels nous commencions à peine à travailler, va très probablement être transformée ou mise en suspens. Je crains que la situation actuelle ne raidisse davantage un paysage qui était déjà devenu très dur et compétitif, avec très peu d’espace pour la fluidité, la spontanéité et la recherche. Je ne sais pas ce qui pourra être créé ou présenté à nouveau, et je ne sais pas où ni quand ni comment. J’ai des projets plein la tête et ce qui est certain c’est que de nouvelles choses vont naître de ce présent.
Propos recueillis en novembre 2020.
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