Propos recueillis par Claire Astier
Publié le 7 avril 2022
Entrer dans les films d’Ariane Loze, c’est un peu se retrouver piégé dans la tête de l’artiste, occupée à rassembler ses différents « je », comme autant de personnages autour d’une table de négociations. Depuis plus de dix ans, l’artiste explore le langage et les formes de sociabilité qu’il suscite au sein d’une pratique devenue sa signature : elle interprète elle-même tous les personnages de ses films qui dialoguent ensuite grâce au montage et aux conventions cinématographiques. Si ses vidéos ont longtemps été présentées dans des galeries et des musées d’art contemporain, l’artiste a peu à peu transposé ce travail au plateau, donnant à voir non plus les films mais leur réalisation devenue le motif central de ses performances. Aujourd’hui, au Centre Wallonie-Bruxelles, l’artiste s’éloigne de ses doubles et expérimente un nouveau format en confiant au public sa partition : la table est toujours là mais Ariane Loze est désormais derrière la caméra.
Tu viens de jouer Bonheur Entrepreneur à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Cette pièce s’inscrit dans un format et une durée qui sont ceux du théâtre alors que ton travail détenait jusqu’ici ses propres logiques temporelles, tant dans sa production que dans sa monstration. Qu’est-ce qui a inspiré ce changement de paradigme ?
Il y a d’abord eu le film Mainstream en 2019 dans lequel je joue différents personnages de chefs d’entreprise et c’est à partir de cette œuvre-là que j’ai initié la création de Bonheur Entrepreneur. Je me suis emparée du terme « entrepreneuriat » qui a fait son apparition dans le langage courant il y a six ou sept ans. Être entrepreneur était devenu génial : tout le monde devait se rêver entrepreneur et j’étais curieuse d’interroger les fondements de ce qui semblait être simplement « l’air du temps ». Pourquoi se laissait-on gagner par cette atmosphère ? Le texte de la pièce se fonde sur des entretiens de grands patrons qui traitent de notions de management, de productivité, d’efficacité. Plus globalement, Bonheur Entrepreneur évoque des typologies de masculinité qui se construisent à travers la médiatisation de cet univers productif et des valeurs qui caractérisent sans doute notre société occidentale. Articuler ces modes d’être, écouter ce que le langage en dit, est vraiment l’essence de mon travail.
Tu vas présenter au Centre Wallonie-Bruxelles un nouveau type de format, où tu ne seras pas, pour la première fois, au plateau…
Je vais proposer à des spectateurs volontaires de monter sur scène pour interpréter la partition de mon film Le Banquet. Je prends un risque car je sors d’un format dont j’ai vraiment l’habitude pour voir ce qu’il devient sans moi, joué par d’autres personnes ! Je vais aussi proposer aux spectateurs de tester le texte d’un nouveau projet… C’est vraiment nouveau pour moi car je ne joue pas dans cette nouvelle performance alors que j’ai interprété jusqu’ici tous les personnages que j’ai créés. Ce projet a débuté avec l’invitation de Katerina Gregos, qui a vu Bonheur Entrepreneur durant le confinement, dans une version très simple sans éclairagiste ni musicien. Katerina m’a proposé de venir jouer au Musée d’Athènes en septembre 2022 dans le cadre de sa prochaine exposition sur le thème de l’amour « in time of cold intimacies », c’est-à-dire l’amour à l’ère du digital. Elle suggérait alors de reprendre le dispositif scénique qu’elle avait vu, mais d’en changer le sujet, de passer des entrepreneurs à l’amour ! J’ai finalement accepté son invitation comme une contrainte nouvelle qui me permet d’être productive dans une direction que je n’aurai pas choisie moi-même.
Comment abordes-tu l’irruption du digital dans nos rencontres amoureuses ou sexuelles ? Quels aspects de ce phénomène ont retenu ton attention ?
J’ai choisi de traiter l’amour à travers l’évolution de nos formes de sociabilité. Je rassemble douze personnes sur le plateau, entrant en relation comme elles le feraient si elles étaient derrière leurs ordinateurs ou leurs téléphones portables. Je confronte donc une forme de sociabilité traditionnelle, celle d’un dîner, avec une sociabilité de réseau social qui nous enjoint de swiper, liker, matcher,etc. Je propose de vérifier s’il est possible de parvenir au même type d’intimité lorsque celle-ci se construit en trois messages écrits via une application de rencontres et lorsque nous nous trouvons en présence de la personne à laquelle nous nous adressons. Qu’assume-t-on de cette sociabilité et de cette intimité du tchat lorsqu’elles sont transposées IRL? Je me concentre donc sur le langage comme je le fais souvent. Mais je creuse aussi la dimension « miroir » de la communication via les applications ou le téléphone : l’immédiateté que ces outils permettent nous amène à interpréter très rapidement les propos de l’autre, ou leur absence. Dans ces interprétations nous projetons nos peurs. Si tu écris deux phrases à quelqu’un et qu’il ne te répond pas, tu penses qu’il y a un problème alors que l’autre est en train de mixer sa soupe et qu’il n’a pas vu ton message. Cette pseudo-rencontre qui se déroule en ligne nous met avant tout en relation avec nous-mêmes : c’est avec soi que l’on communique. Nous rentrons dans une nouvelle ère de la connaissance de soi et de la connaissance de l’autre : une ère où l’autre semble immédiatement accessible parce qu’il semble qu’il se trouve tout simplement dans notre poche.
Tu abordes aussi le fait que nos affects, nos intimités construites via les application, génèrent de la valeur.
Soulever le voile de ces applications de rencontres révèle qu’il s’agit d’un moyen de récolter énormément d’argent. The New Oil – le nouveau pétrole : c’est nos informations, cédées à la seconde où nous les publions, à des data brokers qui les revendent afin que des sociétés puissent les exploiter et créer des publicités ciblées. J’avoue que ça m’effraie ! Je rigole doucement lorsque les publicités qui me ciblent ne m’intéressent pas parce que le ciblage a été un peu raté. Mais lorsque j’ai envie de cliquer sur une publicité qui surgit sur mon écran, lorsque l’algorithme a cerné mes intérêts, je me dis : « Merde, ils savent vraiment qui je suis ! ». En réalité nous sommes réduits à une catégorie socio-culturelle, un âge, un sexe, une ville… Il ne s’agit pas exactement de nous mais d’une abstraction sociologique : « Une nana dans la trentaine qui aime ceci et cela ». J’avais jusqu’ici décidé de relativiser ces informations : nous sommes tracés depuis longtemps, dès que nous utilisons une carte bancaire ou que nous passons un coup de téléphone. Tout est accessible pour qui veut y accéder mais bon : qui a un intérêt à faire ça ? Or désormais, avec la prise de valeur de ces données, un grand nombre de sociétés ont un intérêt économique à les exploiter. Et je ne parle même pas des personnes qui en sont dépendantes pour leur survie économique, comme les transporteurs accrédités par Uber ou Deliveroo. Tout l’enjeu réside alors dans la connaissance et l’obtention de droits face à ces applications.
Tu interprètes habituellement toutes tes performances. D’où t’es venue l’idée de confier tes partitions à d’autres personnes, non professionnelles ?
La décision de confier mon texte à d’autres est le fruit d’un échange avec un collectionneur. Je travaille majoritairement au sein du champ de l’art contemporain et par conséquent les collectionneurs font partie de mon public et sont aussi des interlocuteurs. L’un d’entre eux souhaitait acquérir un protocole de performance adossé au film Le Banquet. Nous avons donc eu de nombreuses discussions afin que je puisse concevoir un modèle de performance dans lequel je puisse intégralement déposer ma pièce : selon ce protocole, j’ai écrit le texte de chacun des personnages du Banquet dans un livret. Il rassemble douze partitions d’une dizaine de phrases chacune, qui reconstituent la conversation du Banquet. Chaque convive d’un banquet de douze personnes reçoit donc son texte et peut le lire au moment où il en a envie. EnsJemble, ils recréent un nouveau montage de la vidéo initiale que j’ai réalisée. Quant à moi, je n’y suis pas, nul besoin non plus d’engager des performeurs : le collectionneur est complètement indépendant et détermine, avec ses invités, de nouvelles versions de la pièce originale. Au Centre Wallonie Bruxelles, j’invite les spectateurs qui le souhaitent à venir expérimenter une méthode similaire sur scène.
La mise en abyme que tu produis habituellement en multipliant les personnages qui parlent en ton nom – dans Ariane Loze par Klara, tu t’exprimes d’ailleurs avec le pronom « nous » – a-t-elle trouvé un point de fuite en se transposant dans la bouche d’autres personnes ?
Cela me semblait justifié de rendre ce texte à son public car j’écris mes films en me nourrissant des phrases que les gens disent, que j’entends dans un café à la table d’à côté, que je collecte. J’assume de ne pas être l’autrice de tous ces propos. Le glanage me semble sincère dans la mesure où nous produisons le langage en l’utilisant, autant que ce qu’il nous produit. Le langage est ce qui nous permet d’avancer dans le monde, d’exister, de nous exprimer. J’aime m’attarder sur les modifications du langage qui disent quelque chose de nous. Par exemple, les gens utilisent désormais le verbe « supporter » au lieu de « soutenir ». C’est l’anglicisme qui provient de « to support » et qui contribue à ce qu’il se substitue au verbe « supporter » dans sa traduction depuis l’anglais : « soutenir ». Le mot à l’origine assez péjoratif – supporter quelqu’un c’est le tolérer malgré ce que cela nous coûte – est en train de changer de sens. Le Banquet était né d’une phrase toute simple : « J’ai besoin de temps pour moi » que j’ai entendue dans la bouche de collègues ou de ma meilleure amie. Je trouvais que cette phrase en disait long. Je ne m’imaginais pas ma grand-mère la dire, peut-être qu’elle aurait dû, d’ailleurs … ! Le fait que cette phrase, cette demande, soit très souvent formulée aujourd’hui, signifie quelque chose sur notre monde. La langue est le point de départ de toutes mes réflexions.
Et quel rôle conserves-tu dans cette performance ? Disparais-tu du plateau ?
J’ai un rôle similaire à celui d’une cheffe d’orchestre car il y a deux vidéastes, un musicien ainsi qu’un acteur qui interprète un texte un peu plus complexe. Je coordonne tout cela pour conserver un aspect tournage à l’attention du public : « Attendez, cut, on reprend ça, c’était très bien… » ! Mettre en scène ce tournage me paraît important pour ne pas qu’il disparaisse, même si je n’interviens pas beaucoup. Il y a néanmoins toujours de petits aléas qui font partie du continuum dramaturgique d’un tournage, tels que changer une batterie, des petits détails de raccords entre les scènes, etc.
Il y a quand même une différence entre cette nouvelle pièce et Bonheur Entrepreneur ou Le Banquet : les films avaient été réalisés avant les performances. Le canevas était préexistant et il était possible de voir les images après avoir vu la pièce, de garder cette illusion que la performance avait donné lieu à la matière filmique. Quelle destination auront les images que tu vas tourner sur scène au Centre Wallonie Bruxelles ?
Les films tournés durant les performances ne sont généralement pas montrés car toutes les conditions de tournage ne sont pas réunies. Lorsque je tourne dans mon atelier, je passe énormément de temps à faire chaque personnage, à travailler la lumière, le cadrage, etc. J’essaie d’être aussi précise lorsque je tourne en public mais j’ai moins de temps pour peaufiner, donc les images ne sont pas toujours partagées. Et puis il y a une raison un peu plus conceptuelle qui me tient à cœur : celle de laisser le spectateur avec ses souvenirs et surtout avec sa propre projection de ce que la caméra a probablement filmé. En ce qui concerne la performance au Centre Wallonie-Bruxelles, je considère d’abord ce moment au plateau comme une étape de travail. C’est vraiment très utile pour étudier le fonctionnement de ces textes, faire un prémontage et décider si je reprends les douze personnages à mon compte ou bien si je garde le film en l’état avec les interprètes qui viennent du public. Ce qui est sûr, c’est que les participants s’amusent sur scène car se glisser dans les chaussures d’un autre personnage sans avoir à prendre d’autres responsabilités, est très agréable. C’est une autre dimension du jeu que j’aime beaucoup.
Conserves-tu les traces vidéos de ces performances et quelle valeur leurs donnes-tu au sein de ton régime économique et de production artistique ?
Je les utilise pour créer une archive de la pièce : en réalité c’est une super-archive car il y a la caméra qui filme la scène depuis l’extérieur et il y a aussi la caméra qui est sur la scène, qui tourne ce que nous voyons derrière moi sur le grand écran. Il y a aussi une troisième caméra qui filme de l’intérieur, les changements de costumes, le musicien, les détails du tournage. Lorsque je monte ces images et que je passe de l’une à l’autre, j’ai vraiment l’impression d’être dans la machinerie du cinéma ! C’est assez magique et jouissif de passer d’un plan large puis à l’image suivante de rentrer dans la caméra et de voir ce qu’elle voit !
À partir d’un même story board, il existe ainsi deux objets tout à fait différents qui ont cette origine commune du langage et du mode de production mais n’ont plus aucun lien formel…
C’est vraiment l’objet de la pièce : je trompe un peu le spectateur. En réalité, nous sommes allés tellement loin dans la construction de la performance que nous sommes parvenus à un tournage qui fait œuvre mais qui, en tant que processus de travail, n’est pas du tout réaliste. Je travaille par exemple avec un musicien au plateau qui compose en direct une musique pour chacun des personnages. Ce ne serait pas possible de monter des images tournées dans ces conditions : il n’y a plus de silence, seulement des voix et du son, qui conduiraient à un chaos total au montage. Par ailleurs l’un des motifs de la pièce était de faire une invitation dans cet univers du cinéma que seule une sélection d’initiés connaît. Étudiante, j’ai eu l’occasion d’être stagiaire au Kaaitheater, auprès de la dramaturge Marianne Van Kerkhoven. Un artiste, Kris Verdonck, avait raconté que pour sa première pièce – Pièce de théâtre pour deux plâtriers, 2001 – il avait engagé deux plâtriers pour poser du plâtre sur un mur pendant deux heures. Le public était resté et avait regardé pendant les deux heures un travail en train de se faire. Plâtrer un mur, obtenir un effet lisse, nécessite d’avoir une technique et cette technique est chorégraphique et fascinante lorsqu’on ne connaît pas la technique employée. Je fais la même chose : j’invite le spectateur à regarder un travail en train de se faire, qui a sa beauté et son intérêt. Cela me demande d’avoir énormément de confiance dans le public, parce qu’il y a beaucoup de temps morts durant lesquels je suis en train de préparer un personnage, de me coiffer, de régler la caméra. Mais lundi encore, les spectateurs sont sortis de la Fondation Cartier en me disant que ces moments interstices de la pièce, sont les moments qu’ils préfèrent. C’est peut-être aussi la réplique d’une illusion : celle d’avoir accès à une forme de réalité lors de ces interstices. Pourtant tout est joué, c’est vraiment du théâtre mais c’est du théâtre qui joue avec le fait que je donne à voir ce qui est normalement caché.
En plus de ces expériences purement scéniques, tu as parfois présenté des performances dans des lieux d’exposition qui ont peu à peu fait sortir ton espace de production, du huis clos dans lequel tu réalisais tes films. Quelle influence l’ouverture au public a-t-elle eu sur ton travail ?
L’idée d’ouvrir le tournage au public est venue assez tôt, en 2009, après la réalisation de mes sept ou huit premiers films. À cette époque, j’étais élève au sein d’un post-diplôme dédié à la performance alors que je faisais des vidéos, ce qui m’a poussé à leur conférer un aspect performatif. À PAF, un lieu de résidence près de Reims, j’ai ouvert le plateau de tournage que je tenais habituellement fermé, et j’ai pris le parti d’annoncer au public qu’il pouvait venir y assister. Les spectateurs venaient donc lorsqu’ils le souhaitaient durant la journée. Ils étaient les spectateurs d’un film en train de se faire et cette démarche s’inscrivait dans une courte temporalité : je tournais la journée, je montais le soir et le public pouvait voir le film terminé au sein de l’exposition. Le lieu dans lequel nous nous trouvions, un ancien cloître, apparaissait alors en très peu de temps, fictionnalisé par l’image. J’ai ensuite conservé l’habitude de faire de petites performances lors des vernissages de mes expositions : mes films étaient projetés et je tournais une scène supplémentaire en public. Cela donnait l’occasion aux spectateurs de venir voir comment se construisaient les images, comme un genre de making-of. Les gens allaient et venaient, la performance durait trois ou quatre heures parfois.
En public, tu tournes les scènes personnage après personnage, le spectateur a donc un effort de reconstruction et d’imagination à faire ?
Ces tournages ont un aspect assez absurde. Dans la mesure où je « suis » tous les personnages, lorsque je tourne l’un d’entre eux, je joue nécessairement dans le vide ! Les réponses surgissent avant les questions, les réactions d’un personnage précèdent l’événement de langage qui les a générées. Pourtant en étant attentif à l’enchaînement des séquences, notre cerveau est capable de les remettre dans l’ordre, de procéder au remontage et d’imaginer le film qui découlera de ce tournage. J’essaie bien sûr de tourner dans la chronologie du film, personnage après personnage, mais je ne change pas de personnage à chaque ligne de dialogue. Je fais d’abord tout le personnage numéro 1 puis tout le numéro 2, etc. C’est un peu comme un texte à trous pour le spectateur. L’autre donnée que je peux faire varier et avec laquelle je me suis amusée, ce sont les contextes dans lesquels je suis invitée : j’ai joué la critique ou la journaliste qui interviewait Ariane Loze, la rencontre d’après-spectacle, ce qu’on appelle un « bord de plateau », comme à Gennevilliers en 2019 où j’ai joué la dramaturge du théâtre qui interviewe l’artiste. Ce sont des occasions de mettre en fiction nos relations et d’aborder un contexte lui aussi parfois régi par des conventions et des relations sociales un peu absurdes à certains égards – l’artiste qui s’énerve sur un mot du dramaturge et celui-ci qui s’embourbe. J’ai alors remarqué que je pouvais aller assez loin dans le jeu du texte à trous. À chaque réponse agacée, le public imaginait en quelque sorte la question ou lorsque je faisais une question un peu piquante, il rigolait et reconstruisait ma réponse. En tant que spectateurs, nous sommes très forts pour remplir les vides. Puis à Gennevilliers et à Clamart en 2019, la durée de la performance a été réduite et les spectateurs étaient alors invités à rester tout au long de ce qui s’apparentait déjà à un spectacle. De là est venue l’idée de proposer au programme New Settings de la fondation Hermès une création pour la scène. J’ai ainsi extrêmement resserré le temps de l’œuvre afin de créer une pièce de théâtre au sein de laquelle le tournage en tant que tel est devenu le centre de la représentation.
Le temps dans lequel tu inscris tes œuvres n’est pas documentaire mais pour autant il s’écarte aussi d’une temporalité fictionnelle propre au cinéma. Le dialogue se dilate, ce qui lui confère une sorte d’étrangeté : le langage devient un objet d’attention car il perd de sa familiarité.
Effectivement, les dialogues qui constituent la colonne vertébrale de mes films ne s’inscrivent ni dans une temporalité réaliste, ni dans une temporalité fictionnelle classique. Cette étrangeté est due au fait que la continuité du film n’est jamais parfaite. Chaque jour de tournage est différent, le temps qu’il fait par exemple, et le spectateur le perçoit dans les images. Mais cette perception est mise à mal par les conventions cinématographiques que je définis : je te dis, moi la réalisatrice, par l’intermédiaire du montage, que c’est le même moment malgré ce que tu perçois. La force des conventions cinématographiques impose d’accepter ces dysfonctionnements temporels et le cerveau s’en arrange. Par ailleurs, il est vrai qu’un écart minime subsiste dans les enchaînements de dialogues. Cela dépend des films mais généralement il y a une infime latence entre les réponses des différents personnages. En réalité, cela relève d’une difficulté inhérente à ma façon de travailler : je joue tous les personnages et techniquement il est impossible de superposer la même voix au montage. Contrairement à un dialogue entre plusieurs personnes qui se couperaient la parole, la superposition d’une même fréquence sonore, celle de ma voix, crée de l’indifférenciation : il est impossible de distinguer les propos qui s’entremêlent et on n’entend plus rien ! C’est pourquoi il y a cette temporalité étrange où chacun parle à son tour, qui est aussi très reposante, très différente des conversations quotidiennes. Elle est celle de nos conversations intérieures, lorsque nous conversons avec nous-mêmes, sans interaction extérieure.
Il y a aussi beaucoup d’ellipses au sein de ces dialogues. Elles ne sont pas des ellipses temporelles comme au cinéma, mais des ellipses de la pensée ou des idées. C’est alors à nous de remplir ces intervalles que tu nous tends et de reconstruire le chemin de ta pensée.
Cet aspect là est complètement involontaire. Parfois lorsque je discute, je me dis : « Mais pourquoi ils ne me suivent pas, ils sont là-bas alors que je leur avais donné rendez-vous ici, mais qu’est-ce qu’ils font ? ». C’est certainement inhérent à la pensée spécifique de chacun : je vais d’une idée à l’autre sans trop me poser de question, comme s’il s’agissait d’une suite logique et sans me préoccuper d’expliquer le développement qui pourrait mener de cette idée-là à celle-ci. Je dois préciser que j’improvise les textes lorsque je suis face à la caméra et je les improvise en tant que personnages. Ces écarts dessinent aussi les limites du langage et les failles de la communication : nous nous comprenons sans toujours nous comprendre. Par ailleurs l’ellipse me semble intrinsèquement liée au contexte d’un récit. Il y a très longtemps une scénariste qui avait vu mes premiers films, m’avait dit : « Tu ne racontes pas une histoire, tu t’empares d’une situation » et cela me semble très juste. J’avoue que ça ne m’intéresse pas les films de fiction où le fils part à la recherche de son père pendant une heure. Une histoire de plus, une personne de plus, à quoi bon ? C’est plutôt le fonctionnement de l’humain qui m’attire et j’essaie de le comprendre en donnant à mes films la forme d’un essai. Il y a donc un espace sociologique, un espace contextuel dans chacun de mes films, un espace prétexte à l’élaboration de la pensée.
Ariane Loze présente Notre banquet le 8 avril au Centre Wallonie Bruxelles. Cette programmation au s’inscrit dans un focus consacré à Ariane Loze, en collaboration avec les Soirées Nomades de la Fondation Cartier pour l’art contemporain qui accueille le 28 mars la performance Bonheur Entrepreneur. Photo © Mathilde Delahaye.
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